Farouche Molokai (Hawaii) : un oiseau rare

Les lecteurs assidus d’Avions légendaires ont sans doute compris que je suis tombé sous le charme des ensorcelantes sœurs hawaïennes dès mon premier voyage vers cet archipel mythique. Après avoir visité la pétillante Oahu, la fougueuse Hawai’i et la séduisante Maui, je suis récemment parti à la découverte de la mystérieuse Kauai et de la farouche Molokai.

Bien évidemment, à moins d’embarquer pour une longue croisière, l’avion est incontournable pour non seulement rejoindre cet archipel lointain, mais aussi pour se déplacer d’une île à l’autre.

On pourrait penser que des traversiers (ferries pour mes amis d’outre-Atlantique) relient les principales îles, mais il en est rien. Ce sont plutôt des avions de transport régional Boeing 717, Bombardier Q400 et ATR 72 qui assurent régulièrement ces liaisons. Mais dans le cas de Molokai, dû à sa petite population (environ 7 300 habitants) et au tourisme fort peu développé sur cette île, c’est plutôt à bord d’un ATR-42 que nous avons atterri à son petit aéroport.

Boeing 717
ATR-42

Contrairement aux principales îles hawaïennes misant sur le tourisme de masse pour soutenir leur économie, la population de Molokai s’est toujours opposée à tout développement important. Le ton est clairement donné dès la sortie de l’aéroport avec une pancarte enjoignant les visiteurs à respecter le mode de vie «Aloha» des insulaires basé sur ce qu’on surnomme aujourd’hui le «Slow Life».

Dès que l’on déambule dans Kaunakakai, principale communauté de l’île, on a carrément l’impression de reculer dans les années 1950, si ce n’était des véhicules y circulant. L’absence de feux de circulation, les commerces rudimentaires, les édifices délabrés de la rue principale, la nonchalance bon enfant des habitants confère à l’ensemble une impression de négligé savamment étudié. Consommateurs invétérés et amateurs de foules s’abstenir car une telle simplicité volontaire peut être étouffante pour certains ! Tout un contraste avec la modernité clinquante d’Honolulu qui est seulement à une vingtaine de minutes à tire d’aile. Aussi, la population de l’île étant composée très majoritairement d’autochtones hawaïens et de personnes métissées, les haoles (blancs) y sont doublement dépaysés. Molokai est d’ailleurs l’île où l’on voit le plus fréquemment flotter le drapeau du mouvement souverainiste hawaïen. Certaines parties de l’île sont d’ailleurs kapu (interdit) ou ne peuvent être visitées sans être accompagné de guides locaux, comme c’est notamment le cas de la magnifique vallée d’Halawa avec sa chute spectaculaire, ou encore la mystérieuse péninsule de Kalaupapa entourée des plus hautes falaises maritimes au monde.

Plutôt que loger à l’unique petit hôtel de l’île, nous avions loué un studio en bord de mer à une vingtaine de kilomètres à l’est de Kaunakakai. Chemin faisant, on croise un écriteau plutôt discret qui a immédiatement attiré mon attention. En arrêtant sur l’accotement de la route, on découvre une modeste plaque qui indique l’endroit où Ernie Smith et Emory Bronte ont complété le «premier vol Trans Pacifique» le 15 juillet 1927. Ne connaissant nullement cet exploit, j’ai entrepris une recherche à mon retour de vacances et découvert l’histoire fascinante de la course folle du premier vol vers Hawaii. Le vol historique de Smith et Bronte s’est terminé par un atterrissage forcé dans un bosquet d’arbrisseaux où leur avion Travelair 5000 fut détruit, mais dont ils se tirèrent miraculeusement indemnes. Aujourd’hui, l’humble monument rappelant cet évènement est en bien piteux état et son environnement n’est pas très esthétique. Mais comme on dit au Québec, il faut avoir une «tête de cochon» pour se lancer dans une entreprise apparemment insensée, alors j’aime à penser que l’enclos de porcs tout près du monument est un hommage à l’opiniâtreté de ces valeureux aviateurs ! Aujourd’hui presque oublié, ce vol fut sans doute le plus long jamais réalisé vers Molokai.

Épave du Travelair 5000 de Smith et Bronte, Molokai, 1927

Molokai peut aussi s’enorgueillir d’avoir l’une des plus courtes liaisons aériennes au monde qui donne accès à une partie de l’île où le paysage est grandiose, mais dont l’histoire est pour le moins tragique. Lors du règne du roi hawaïen Kamehameha V, la péninsule de Kalaupapa de l’île Molokai fut désignée pour y implanter une léproserie. À l’époque, la lèpre était une maladie peu comprise et qui inspirait la frayeur car considérée hautement contagieuse. Au début, les malheureux hawaïens exilés de force en bateau vers Kalaupapa étaient tout simplement abandonnés à leur triste sort. Coupés du reste de l’île par d’imposantes falaises, il leur était interdit de quitter la péninsule. S’installant tant bien que mal dans cet environnement peu hospitalier, leur misérable sort attira éventuellement l’attention d’un missionnaire belge catholique. Né Jozef de Veuster le 3 janvier 1840 à Tremelo en Belgique, le père Damien se porta au secours des malheureux en 1873 en bâtissant de toutes pièces une léproserie qui deviendra la petite communauté de Kalawao. Une seconde léproserie, pour les femmes et les enfants, fut établie avec l’aide de religieuses et devint le village de Kalaupapa. Au plus fort de l’exil des lépreux, plus de 1200 personnes vivaient sur la péninsule. Le père Damien contracta lui-même la lèpre en 1884 et, ne voulant pas quitter l’île, il y poursuivit son œuvre de missionnaire jusqu’à sa mort en 1889. Malgré la découverte en 1946 d’un médicament efficace contre la lèpre, la quarantaine imposée sur la péninsule ne fut levée qu’en 1969. La plupart des anciens lépreux purent retourner dans leur île d’origine, mais pour les personnes plus âgées, dont certaines défigurés et pratiquement aveugles, elles continuent à vivre dans la paisible communauté de Kalaupapa. Aujourd’hui une douzaine d’anciens lépreux y vivent toujours, l’État d’Hawaii  y assurant le maintien d’un dispensaire et d’autres services essentiels dont le petit aéroport de Kalaupapa initialement inauguré en 1934. Le premier avion à s’y poser fut un amphibie Sikorsky S-38.

Aéroport de Kalaupapa
Sikorsky S-38

Avant l’ouverture de cet aérodrome, la péninsule était pratiquement isolée, car uniquement accessible en bateau dans une zone où la navigation est dangereuse une bonne partie de l’année. L’autre accès à la péninsule était un éprouvant sentier muletier à flanc de falaise et dont l’accès était strictement contrôlé. Encore aujourd’hui, aucune route ne relie la péninsule au reste de l’île Molokai. Toutefois, avec la création Kalaupapa National Historical Park, un nombre limité de touristes peuvent y accéder, mais doivent obligatoirement être accompagnés d’un guide afin que les résidents ne soient d’aucune façon importunés. Beaucoup sont attirés par un pèlerinage sur la tombe de Saint-Damien de Molokai dans l’ancien cimetière de la communauté de Kalawao aujourd’hui disparue à l’exception de son église soigneusement entretenue. Bien que le corps du père Damien fût rapatrié en Belgique en 1936, une relique (sa main droite) fut retournée  à Kalawao en 1995, suite à sa béatification par le Pape Jean-Paul II. Canonisé en 2009 par le pape Benoît XVI, Saint-Damien de Molokai attire une dévotion, sinon l’admiration, pour son sacrifice.

Tombe du père Damien à Kalawao, Molokai

La visite de la péninsule de Kalaupapa était donc un incontournable lors de mon séjour à Molokai. J’aurais certes pu choisir l’option d’effectuer ce qui est considéré comme la plus courte liaison aérienne au monde, soit le vol d’une durée de 7 minutes entre l’aéroport principal de Molokai et celui de Kalaupapa, à bord d’un Cessna Caravan de Mokulele Airlines.

Cessna Grand Caravan à Molokai

Toutefois, le Kalaupapa Mule Tour offre une aventure unique à une douzaine de personnes par jour, soit la descente et la remontée d’une vertigineuse falaise. N’ayant jamais posé mon okole (postérieur) sur le dos d’une mule, je n’allais pas manquer si belle occasion. Considérée comme l’un des plus spectaculaires, l’étroit sentier muletier zigzague près du vide et la trentaine de virages en épingle ajoute à l’excitation (effroi) de cette randonnée. Confiant ma vie à un sympathique quadrupède aux longues oreilles nommé Alika, j’avoue que j’ai fait quelques prières à Saint-Damien durant le trajet ! Un certificat est d’ailleurs délivré aux intrépides ayant réussi cette randonnée. Dorénavant, je considère l’expression «tête de mule» comme un compliment, car j’ai beaucoup d’admiration pour ces braves bêtes. Pour ceux qui ont moindrement le vertige, je vous recommande définitivement l’avion pour accéder à Kalaupapa !

Sentier muletier de Kalaupapa, Molokai

Celle qui se surnomme «Friendly Island» peut sembler plutôt farouche pour les malihini (visiteurs/étrangers). Mais pour ceux prêts à l’apprivoiser, on y découvre une magnifique barrière de corail, des paysages grandioses, des plages désertes et un mode de vie que beaucoup ne peuvent qu’envier. L’éloge de la lenteur et de la simplicité semble un anachronisme dans notre société moderne obsédée par la productivité et le tape à l’œil, mais il est rassurant de constater que certains «irréductibles villages gaulois» résistent encore à l’empire du capitalisme sauvage. Ce sont des oiseaux rares qui méritent d’être protégés !

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ARTICLE ÉDITÉ PAR
Marcel
Marcel
Fils d’un aviateur militaire (il est tombé dedans quand il était petit…) et biologiste qui adore voler en avion de brousse, ce rédacteur du Québec apprécie partager sa passion de l'aéronautique avec la fraternité francophone d’Avions Légendaires.
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