F-35 suisses, chasseurs furtifs, mais scandale bien visible !

Le choix de 36 avions F-35A Lighning II pour moderniser l’aviation helvétique aurait dû permettre à la Confédération de rester dans le top des forces aériennes occidentales, en tout cas de manière sereine. Ce que le gouvernement avait présenté en juin 2021 comme un achat « à prix fixe », rationnel, objectivement avantageux, est en train de se transformer en affaire d’État. Il ne manque plus que le mot « scandale » dans les discours officiels, mais partout ailleurs, il est désormais déjà lancé. Inflation, opacité, erreurs de calcul, missiles manquants, commissions en alerte… et un relan de manipulation politico-industrielle à l’ancienne, qui évoque de sombres souvenirs. Car la Suisse a déjà connu sur ces sujets de sacrés… Mirage.

Effectivement, c’est un scénario que la Suisse connaît bien, trop bien même. En 1961, la Confédération décide de commander une centaine de Mirage III-S  à la France. Ce devait être un saut technologique, un outil de souveraineté aérienne de premier plan. Résultat : les coûts explosent, les spécifications changent en cours de route, et l’État-major découvre que les appareils commandés ne sont pas adaptés aux missions prévues. Le tohu bohu éclate en plein débat budgétaire : le pays ne recevra finalement que 57 avions, et la crise politique provoque la démission de tout un tas de responsables au niveau fédéral et militaire. L’affaire reste, à ce jour, l’un des plus graves scandales politico-militaires de l’histoire suisse. Elle a laissé une empreinte indélébile dans la culture politique helvétique, celle d’un pays prudent, parfois même méfiant, face aux grands contrats d’armement. Une méfiance que le gouvernement fédéral avait promis d’effacer avec le F‑35, par la transparence et la maîtrise des coûts. On commence désormais à savoir ce qu’il en est.

En 2021 donc, le Département de la défense, alors dirigé par Viola Amherd, annonce que l’offre américaine est inférieure de près de 2 milliards à celle des concurrents européens. Le Rafale de Dassault, pourtant plébiscité dans la presse romande, est écarté, au même titre que l’Eurofighter Typhoon et le Boeing F/A-18E/F Super Hornet. Le Saab Gripen suédois, humilié par l’annulation de sa victoire précédente en 2014 (un autre mini-scandale), ne revient même pas dans la course. À l’époque, le raisonnement semble limpide : le F-35A coûte moins cher à l’achat, moins cher à l’heure de vol, nécessite moins d’entraînement réel grâce à la simulation, et promet des retombées industrielles. Surtout, il s’agit, insiste Mme Amherd, d’un contrat « fermé », avec « prix fixe », garanti par le gouvernement américain via sa fameuse « lettre d’offre et d’acceptation ». Tout semblait cadré. Jusqu’à ce que l’inflation entre dans la partie.

Dès 2022, la presse suisse commence à tiquer et à s’interroger. Les quotidiens helvètes révèlent que la notion de prix fixe est, au mieux, floue, au pire, trompeuse. Le contrôleur fédéral des finances confirme que, dans la LOA, rien ne permet d’affirmer que la Suisse est protégée d’une hausse des coûts. Aille ! En juin 2024, la télévision publique SRF met un chiffre sur le problème : 1,3 milliard de francs suisses de surcoût. Et Washington ne dément pas. Pire, on apprend que la clause « fixed price » signifie simplement que Berne paiera le même tarif que le Pentagone… selon le prix négocié du lot de production en cours. Quand les coûts montent, la facture aussi. Le prix fixe à géométrie variable, en fait.

Pris dans la tourmente Martin Pfister, le nouveau chef du DDPS (Département fédéral de la Défense, de la Protection de la population et des Sports, rien que ça !), est contraint de reconnaître la dérive. Il promet une solution diplomatique, mais refuse d’envisager une annulation du contrat. Celle-ci compromettrait, selon lui, la capacité de la Suisse à sécuriser son espace aérien d’ici 2032. Pour les mesquins comme moi, il aurait dû ajouter « aux horaires d’ouverture des bureaux« . Bon, à ce stade, l’argument de la sécurité devient un paravent commode. Car les critiques s’accumulent : non seulement les coûts explosent, mais les avions seront livrés sans missiles AMRAAM, pièce maîtresse de leur capacité air-air. Oups ! C’est à en rire, mais chaque appareil n’arrivera qu’avec un unique missile Sidewinder, qui doit être l’option gratuite offerte, je suppose. Conséquence, le reste devra être acheté à part, sur un autre budget (vous l’entendez le bruit de caisse enregistreuse en fond isonore).

Le député socialiste Pierre-Alain Fridez n’est pas surpris, car dans son livre publié en 2022, il se demandait déjà si « le choix du F-35 [était une] erreur grossière ou scandale d’État ? ». Dénonçant la mécanique du contrat américain, il y expliquait que Lockheed Martin vend ses appareils en lots, avec un prix révisé à chaque série, indexé sur les coûts de production. Et ceux-ci n’ont cessé d’augmenter, à mesure que le moteur du F-35, en cours de remplacement pour la version Block 4, devient un gouffre financier. Fridez va plus loin en disant que certains responsables d’Armasuisse auraient « ajusté les critères » des essais pour favoriser le F-35. Rien d’étonnant en soi, c’est valable à chaque fois. Mails il évoque une fascination technologique pour le F-35. En clair, le choix aurait été décidé d’avance. La réduction artificielle du nombre d’heures de vol, par exemple, aurait permis de gonfler l’écart de coût avec le Rafale, jugé plus onéreux à tort.

Et ce n’est pas tout. Michel Huissoud, ancien directeur du Contrôle fédéral des finances, affirme que les commissions parlementaires ont été prévenues, mais ont refusé d’ouvrir le dossier. Il dénonce un jeu de ping-pong institutionnel entre la délégation des finances, la commission de gestion et celle de sécurité publique. Personne ne voulait prendre le risque politique d’ouvrir la boîte de Pandore. Aujourd’hui, tel un vieux munster oublié à l’intérieur, les odeurs nauséabondes leur explosent au nez. Des députés de tout bord réclament l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire pour déterminer s’il y a eu tromperie, ou manipulation. Le Parlement semble enfin prêt à se pencher sérieusement sur l’affaire. Il était temps.

L’ironie de l’histoire, c’est que la Suisse a rejeté le Rafale partiellement pour éviter de revivre avec Dassault le scandale des Mirages des années 60 : ces appareils achetés trop vite, trop chers, avec trop peu de transparence. Le traumatisme est encore bien présent. Et pourtant, 60 ans plus tard, les symptômes reviennent : coût caché, matériel incomplet, commissions divisées, citoyenneté contournée. Car l’initiative populaire « Stop F-35 » n’a même pas pu aller jusqu’à un vote. Le contrat a été signé avant que la population puisse s’exprimer. Belle leçon de démocratie directe si chère de l’autre coté des Alpes.

Le F-35 n’est pas un mauvais avion, je tiens à le rappeler (à qui de droit). Comme tout avion nouveau, il est complexe, très évolutif, interconnecté et utile de guerre à haute intensité… dans un cadre OTAN. Mais était-ce l’avion qu’il fallait à la Suisse ? Je ne saurais dire. Aujourd’hui, la question ne porte plus sur les performances, mais sur le processus et les raisons de ce choix controversé. On a vendu aux suisses, la modernité. Force est de constater qu’on revient plutôt aux grands classiques : « l’affaire des avions… [modèle à votre convenance :-)]« . Et l’histoire, en Suisse comme partout, se répète souvent… furtivement ou pas.

Photo : ©USAF


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Gaëtan
Passionné d'aéronautique et formateur en design graphique, il est le fondateur, en 1999, de l'encyclopédie de l'aviation militaire www.avionslegendaires.net. Désormais principalement administrateur et créateur des affiches de la boutique, il vous fait partager ses avis et coups de coeur (ou de gueule) sur l'actualité aéronautique.
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Commentaires

15 réponses

  1. Bonjour Gaëtan et les passionnés

    Bel article qui résume bien une situation que beaucoup avaient compris (surtout du côté de la Suisse francophone):

    – la Suisse n’avait pas besoin d’un tel avion pour sa police du ciel; un Gripen aurait amplement suffi, un Rafale ou un Eurofighter aussi. A quoi bon la furtivité? Pour attaquer le Lichtenstein, le Luxembourg ou Monaco par surprise?
    – le tour de piste US la dernière semaine avant la décision était de l’intimidation comme le mentionne Archibalde (et je pense qu’en plus, il y a avait la question de l’extraterritorialité de la justice américaine au-delà des licences bancaires des banques Suisses, pour attaquer ces dernières si elles faisaient des affaires en dollars hors territoire américain. Même genre de menaces que contre les sociétés qui voulaient travailler en Iran et qui avaient des intérêts/implantations aux USA et que les USA menaçaient de poursuivre ce qui a conduit à leur retrait d’Iran; mais là, c’était avec Trump et pas Biden)
    – un déni de démocratie pour un pays très à cheval sur ses votations et sa démocratie directe avec des contrats signés à la va-vite sans argumentaire sérieux…

    Espérons que certains signataires auront à rendre des comptes (et qu’on n’apprendra pas qu’il y a eu en plus de la corruption) et que ce ne seront pas des lampistes qui paieront ces erreurs manifestes pour ceux qui les ont commises…

    1. Un grand merci pour ces remarques complémentaires qui viennent étayer encore plus la thèse du « foutage de gueule » dans la sélection du F-35. Le Gripen aurait été la bonne solution à mon avis, d’ailleurs elle avait déjà fait consensus, avant sa remise en cause.

  2. Très intéressant. D’après vous se peut-il qu’ils réduisent la commande pour rester dans le budget initialement prévu ? Je ne savais pas pour l’affaire dès Mirage III S comme quoi l’histoire se reproduit.

  3. La principal mission de l’aviation helvétique est la police de l’air. La neutralité de la suisse fait, que jamais le F-35 ne sera utilisé pour ce qu’il a été fabriqué , la pénétration pour l’attaque d’objectifs en zone ennemie. Rationnellement, le Saab Gripen est certainement l’appareil le plus adapté au besoin de la confédération….

    1. Effectivement, tout le monde le sait et n’importe quelle personne un peu au fait de l’aviation militaire et de son usage par la Suisse, fait le même constat que vous. D’où le possible scandale, surtout s’il en ont moins et mal équipé, ça peut vite devenir ridicule dans les prochaines décennies.

    2. Le Gripen sur le papier oui bien entendu qu’il représente un excellent compromis pour l’usage principal souhaité par les Suisses. Mais il me semble qu’eux-même l’ont dit: un biréacteur est nettement plus sécurisant pour les équipages parce-que la Suisse est essentiellement constituée de hautes montagnes (comprendre: un milieu franchement hostile). Toute panne moteur avec un monoréacteur et ce sera bien souvent une éjection dans un environnement défavorable à la survie ou au maintien de l’intégrité physique de l’équipage… Rien que l’idée de me retrouver suspendu à un parachute dans une région constituée de pics montagneux me fiche la trouille (bulles thermodynamiques, rabattants qui peuvent vous projeter contre une paroi rocheuse): comme le dit souvent un ancien pilote de Rafale Marine, « ce n’est pas une situation d’avenir ». Leurs F18 et F5 sont des biréacteurs…

    1. Ce n’est même plus une erreur de calcul, on est carrément dans un problème d’ordre de grandeur. Comment un avion dont le seul développement initial a coûté 10x celui du Rafale, dont la mise en oeuvre est (bien) plus complexe que celle des autres avions de combat de la compétition donc avec le coût à l’heure de vol le plus élevé reviendrait au final moins cher sur le cycle de vie (et de loin en plus, selon les Suisses)?
      Et bien sûr tous les documents et résultats du processus d’évaluation des appareils en lice par Armasuisse ont soudainement intégralement disparu le lendemain du choix final pour le F35!

      Tout cela est énormissime. Et c’est triste à pleurer pour cette nation dont la droiture et la transparence politique sont revendiquées avec une certaine fierté. Mais je peux me tromper.

  4. > Pour les mesquins comme moi, il aurait dû ajouter « aux horaires d’ouverture des bureaux« .

    Ho que c’est taquin mais mérité !

    Blague à part, je ne connaissais pas cette histoire avec les Mirage III-S; merci de me l’apprendre.
    Par contre il me semblait que la Suisse avait aussi déjà eu des scandales aéronautiques avec les Etats Unis, une histoire de taille des empennages ou envergure des avions (F18?) qui aurait été certifiées à tort comme conforme aux hangars situés dans la montage, entraînant des travaux assez coûteux. Cependant, impossible de mettre la main, ou la sourie, sur un article de journal qui en parle, c’est moi qui délire / fabule ?

    Quoi qu’il en soit je suis curieux de voir comment cette histoire va finir, sans être dans le secret des contrats il leur reste quoi comme solutions ? Malheureusement pour les Suisses, peut importe la solution que je trouve le résultat finale est le même il faut remettre pas mal d’argent sur la table.

    Quoique, pour moi qui dis annulation d’un contrat dit compensation. Mais il me semble pas qu’on est dû payer quoique ce soit aux Russes pour les frégates et pas sûre que l’Australie nous doive quelque chose pour les sous-marins.

    1. Pour votre information, les Australiens ont payé 550 millions d’€ de compensation à Naval Group . . Quant aux BPC , c’est suite à l’invasion de la Crimée à mon avis il y a eu un accord tripartite avec les Russes et les Égyptiens.

  5. Dans l’histoire des MIR IIIS , nos amis Suisses n’ont pas été blancs-blancs… en effet Dassault leur avait présenté une version de base à « customiser ». Il faut savoir que tous les jours (ou presque) , ils avaient un « délire » différent. A savoir: aménagement différent du cockpit, de la planche de bord, de la couleur des banquettes (si!si!), un radar US (mais il était trop grand en diamètre) , Ils étaient d’accord pour le moteur fusée au peroxyde, puis non, mais un moteur plus gros, plus puissant (US?). des choses aussi sur l’armement..
    La maison Dassault en a eu « sa claque » et à un moment n’a plus vraiment cherché à faire affaire… Les factures de développement commençaient à s’empiler sérieusement…
    Je tiens ces infos d’un (jeune à l’époque) ingénieur de Dassault qui était dans la sphère du développement pour ce marché. Donc oui certains décideurs Suisses pour les spécifications ont été dans l’oeil du cyclone.
    Espérons qu’au final, le passage sur leur F35 se passe au mieux, mais c’est pas gagné !

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