Et si, avant le SCAF, l’Europe avait choisi le Rafale pour se protéger ?

Il faut parfois se projeter dans des uchronies pour mieux saisir les enjeux géopolitiques du présent. Imaginons un instant que les calculs industriels et politiques des années 90 et 2000 aient pris une tournure différente, que les chancelleries européennes aient fait le pari de l’indépendance technologique plutôt que le renforcement de l’alignement atlantiste. Dans cette Europe alternative, le Rafale de Dassault Aviation aurait conquis les bases aériennes du continent, de la Baltique à la Méditerranée, reléguant le F-35 Lightning II au rang de curiosité d’outre-Atlantique. Une hypothèse qui, avec le recul et aux vues des tensions actuelles entre Washington et certaines capitales du Vieux Continent, mérite qu’on s’y attarde.

Car enfin, les cartes étaient sur la table dès le tournant du 20ème siècle. Lorsque les Européens quittaient le programme JSF (Joint Strike Fighter, futur F-35) pour des raisons à la fois techniques et politiques, une fenêtre d’opportunité s’ouvrait. La France, déjà engagée dans son programme Rafale depuis les années 1980, proposait une alternative crédible à l’hégémonie américaine. Mais contrairement à notre réalité, imaginons que l’Allemagne, lassée des atermoiements de l’Eurofighter Typhoon et soucieuse de sa relation avec Paris dans le cadre du moteur franco-allemand européen, ait franchi le pas. Cette décision de Berlin aurait créé un effet domino diplomatique et industriel sans précédent.

L’Italie, déjà partenaire dans le programme Typhoon mais consciente de ses limites opérationnelles, aurait rapidement suivi. Leonardo (ex-Finmeccanica) aurait pu négocier des transferts de technologie substantiels avec Dassault, notamment sur les systèmes d’armes et l’avionique. Encore aurait-il fallu qu’il y ai eu une volonté des dirigeants de l’avionneur clodoaldien de déroger l’habituelle rétention systématique de leurs savoirs en interne, qui refait surface déjà dans le programme SCAF. Garder à l’esprit cette dystopie, et poursuivons. Rome, traditionnellement pragmatique dans ses choix d’équipement militaire, aurait trouvé dans le Rafale une solution plus mature que le F-35, dont les déboires techniques des débuts n’étaient plus un secret pour personne dans les états-majors européens. L’Espagne, elle aussi engagée dans l’Eurofighter mais toujours soucieuse de maintenir un équilibre entre ses alliances européenne, aurait probablement emboîté le pas, d’autant que l’industrie aéronautique ibérique aurait pu bénéficier de compensations industrielles significatives, comme elle a su en trouver avec l’A400M dans la réalité.

Cette « Europe du Rafale » aurait bouleversé les équilibres géostratégiques. D’abord sur le plan industriel, bien sûr. Dassault Aviation, soutenu par un carnet de commandes européen de plusieurs centaines d’appareils, et moins liés à des contrats d’exportation toujours plus sensible et parfois chaotique, aurait pu mieux anticiper l’amortissement de ses coûts de développement et voire proposer plus rapidement des versions encore plus performantes du chasseur omnirôle. Les chaînes de production françaises, mais aussi les sites d’assemblage final négociés avec les partenaires européens, auraient créé un écosystème industriel de défense véritablement intégré. Thales, Safran, MBDA auraient vu leurs parts de marché européennes consolidées, créant cette fameuse « Base industrielle et technologique de défense européenne » (BITDE) dont on parle tant aujourd’hui sans vraiment la concrétiser.

Mais les implications géopolitiques auraient été encore plus profondes. Car un Rafale européen, c’était aussi l’assurance d’une autonomie stratégique réelle. Fini les négociations complexes avec Washington pour chaque exportation, fini les clauses ITAR qui bridaient les transferts de technologie, fini les pressions américaines sur les choix d’armement des pays tiers. L’Europe aurait disposé d’un outil diplomatique et commercial redoutable, capable de remporter un nombre conséquent de contrats sur les marchés d’exportation, sans pression ni intimidation du Pentagone.

L’impact sur l’OTAN aurait été considérable. Non pas que cette Europe du Rafale aurait remis en cause l’Alliance atlantique, loin s’en faut, mais elle aurait redéfini les rapports de force en son sein. Les Européens auraient disposé d’une capacité d’action autonome crédible, notamment pour les opérations extérieures où Washington n’est pas toujours disposé à s’engager. Les interventions au Sahel, en Libye ou dans les Balkans auraient pu se dérouler avec des moyens européens engagés en majorité. Restant sûrement un peu dépendante des capacités de transport stratégique, de ravitaillement en vol ou de renseignement américaines. Cela aurait mécaniquement renforcé le poids politique de l’Europe sur la scène internationale, si cet esprit de cohésion industrielle et opérationnel, avait forgé une unité d’action et facilite la réactivité des institutions européennes. Mais, là, je m’égare du sujet aéronautique (je vais donc m’auto-modérer).

Sur le plan technologique, cette masse critique européenne aurait pu permette une accélération du développement de capacités aujourd’hui encore déficitaires. Les radars à antennes actives, les systèmes de guerre électronique, les missiles air-air et air-sol longue portée auraient bénéficié d’investissements décuplés. Le programme de drone de combat européen, aujourd’hui embryonnaire, aurait pu être lancé dès les années 2010 avec des budgets conséquents et une vision opérationnelle partagée. Cette Europe aéronautique intégrée aurait même pu anticiper les défis de demain : guerre dans l’espace, cyber-guerre, intelligence artificielle appliquée aux systèmes d’armes. Là où chaque forces armées y travaillent à son échelle, et donc parfois avec une vision lilliputienne de sa mise en œuvre.

Évidemment, cette uchronie suppose que les Européens aient surmonté leurs éternelles querelles nationales. Car si le Rafale a échoué à s’imposer en Europe, c’est aussi parce que chaque pays voulait sa part du gâteau, voire chacun son propre gâteau avec des saveurs régionales bien marquées. L’Allemagne ne pouvait accepter de voir disparaître son industrie aéronautique de défense, même si on peut dire que ses militaires n’en ont pas vraiment profité pour se rééquiper à la juste hauteur. La Grande-Bretagne (encore dans l’UE à l’époque) tenait à son partenariat privilégié avec les Etats-Unis, l’Italie négociait ses compensations industrielles au cas par cas. Cette Europe du Rafale aurait nécessité une vision politique à long terme et une capacité à transcender les intérêts nationaux immédiats que les dirigeants européens ont (très / trop) rarement su démontrer.

Pourtant, avec le recul de ces 25 ans et dans le contexte géopolitique actuel, on ne peut que constater les occasions manquées. Le F-35, qui a bien évidemment des qualités indéniables, a créé une dépendance technologique et opérationnelle qui continuera de poser question bien longtemps. Les récentes tensions entre la Turquie et ses alliés de l’OTAN autour de ce programme, les difficultés persistantes de certaines versions du Lightning II, les coûts d’exploitation qui explosent, tout cela aurait pu être différent dans le choix assumé d’une solution européenne mature et maîtrisée.

Aujourd’hui, alors que l’Europe cherche à définir sa « boussole stratégique » et que les projets d’autonomie technologique se multiplient, cette réalité alternative du Rafale européen prend une résonance particulière. Elle nous rappelle que les choix industriels et militaires d’hier façonnent les équilibres géopolitiques d’aujourd’hui. Et que parfois, les paris les plus audacieux sont aussi les plus payants à long terme. Dans cette Europe dystopique où le Rafale aurait régné sur les cieux, peut-être que les débats actuels sur l’émancipation stratégique européenne n’auraient jamais eu lieu d’être. Parce qu’elle aurait déjà été vraie réalité. Dans un autre monde…

© Photo : Armée de l’Air et de l’Espace


En savoir plus sur avionslegendaires.net

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

PARTAGER
ARTICLE ÉDITÉ PAR
Image de Gaëtan
Gaëtan
Passionné d'aéronautique et formateur en design graphique, il est le fondateur, en 1999, de l'encyclopédie de l'aviation militaire www.avionslegendaires.net. Désormais principalement administrateur et créateur des affiches de la boutique, il vous fait partager ses avis et coups de coeur (ou de gueule) sur l'actualité aéronautique.
articles sur les mêmes thématiques
Commentaires

6 réponses

  1. Merci Gaëtan pour ce super article qui est criant de vérités!
    Je suis en colère et je peste chaque qu’un pays membre de l’UE achète du F35 ou armement américain.
    Choisir l’Europe c’est vouloir développer l’Industrie et l’Europe de la Défense, c’est tout!
    Un peu de courage et de volonté messieurs les politiques.

  2. Pour moi le vrai (gros) souci du Rafale c’est son constructeur qui n’investit pas assez dans l’emploi des ouvriers et techniciens. Résultat les chaînes d’assemblage demeurent réduites. Ce qui forcément joue le jeu de la concurrence. Et donc de facto de Lockheed-Martin.

    1. Je partage ton point de vue. On va pas encore se faire des amis chez Dassault mais ils sont en grande partie les artisans de cette situation, en la jouant souvent « petit bras » et en restant « auto-centré ». Ils ont trop peur de se voir engloutir par un consortium, qu’il préfèrent faire des choix d’orientation comme un petit artisan.

    2. Malheureusement ce n’est pas la faute de Dassault. Si les cadences montent lentement, c’est parce qu’un industriel n’engagera des professionnels compétents que s’il y a des contrats. Il ne peut parier sur la potentialité d’un contrat, la parole d’un état étant sujette à caution. Il n’y a qu’à voir la non signature de contrats d’armements (obus, missiles,…) dont ce plaignent ceux qui y cru. Ce problème se répète à tout les niveaux de la chaîne de production, impliquant des délais à tous les niveaux. Pour le Rafale on est passé de 11 appareils par an (moins d’un par mois…) à 3 par mois en 2025, à 4 par mois en 2028.

  3. Vraiment un très bel article, merci… Mais Dassault Aviation face à des géants comme LM qui fabrique des avions par milliers, c’est de fait un « petit » industriel dont chaque modèle d’avion de chasse n’est construit qu’à quelques centaines d’exemplaires sur grosso-modo 3 décennies et ce depuis 70 ans… Cela fait des cadences de moins de 3 zincs/mois. Je trouve mes mots d’Arnaud un peu durs, Dassault Aviation (tout comme Safran et Thalès par exemple) ont des chaines de fabrication dimensionnées pour ces cadences et pour le Rafale ça été les vaches (vraiment) maigres pendant 15 ans…
    Et quelque part, je perçois Dassault Aviation comme le légataire universel et légitime de tout le savoir-faire aéronautique, accumulé depuis plus d’un siècle par la France, du moins pour les avions de chasse et apparentés (Mirage IV…). Ils ont tout fabriqué: des monomoteurs, des bimoteurs, à ailes hautes, à ailes basses, à ailes médianes, en flèche, delta, a géométrie variable, avec aigrettes ou plans canards fixes, à plans canards mobiles et couplés à la voilure, a décollage et atterrissage verticaux, terrestres, marins etc etc… Et leurs avions ont étés véritablement engagés sur tant de théâtres d’opérations… Ce constructeur singulier a eu tous les retours d’expériences de ses clients. C’est un véritable « trésor de guerre » d’une valeur inestimable pour notre nation, pour la souveraineté de la France. Et ça, Dassault Aviation le sait. Et bien sûr que les intelligences étrangères aimeraient bien mettre la main sur une grande partie de ce butin… La pertinence des choix et des compromis faits il y a 40 ans pour la conception du Rafale n’est en rien le fruit d’une succession d’heureux hasards. Absolument aucun autre constructeur au monde n’a été capable de concevoir un avion compact aussi polyvalent et capable d’une évolutivité difficile à égaler (autrement que par promesses couchées sur papier glacé).
    Sans parler de Dassault Systèmes et de leur logiciel mondialement connu CATIA dont Dassault Aviation doit avoir une version « maison » .

    Mais personne n’est obligé de me croire.

    Edit: 1er « post » réussi depuis une quinzaine de jours…Ça bloque tout le temps, je suis surpris que ça soit « passé »

Laisser un commentaire

Seuls les comptes authentifiés sont désormais autorisés à commenter les articles d’actualités. Si vous avez créez un compte, vous devez vous identifier. Si vous souhaitez obtenir un compte personnel vérifié, vous pouvez faire une demande de compte en suivant la procédure (la création n’est ni automatique, ni immédiate et est soumise à contrôle)

Sondage

Lequel de ces pays serait le plus susceptible de renoncer au F-35 au profit du Rafale ?

Voir les résultats

Chargement ... Chargement ...
Dernier appareil publié

Tsybin RSR / NM-1

Dans la seconde moitié des années 1950, alors que les tensions de la Guerre froide atteignaient une intensité stratégique inédite, l’Union soviétique s’engagea dans la

Lire la suite...