Dans le monde du cirque, on appelait cela un homme-sandwich, c’est à dire un employé engagé devant déambuler dans la rue, portant sur les épaules un panneau annonçant le spectacle. Dans le même esprit, je présentais à mes étudiants en communication un cas de co-branding avec l’utilisation du Concorde (faut bien que je place toujours de l’aviation dans mes séances) comme support publicitaire pour une autre marque connue : Pepsi. Pour l’occasion le supersonique français s’était prêter au jeu du marketing, en arborant une livrée bleue, qui ne sera pas sans poser quelques soucis.
C’est au printemps 1996 qu’Air France et Pepsi s’accordent pour l’une des opérations publicitaires les plus inattendues de l’histoire de l’aéronautique. Le Concorde, symbole du prestige technologique européen, devient pour quelques semaines l’ambassadeur volant d’une marque de soda américaine. Peint d’un bleu profond sur le long de son fuselage, décoré des 5 grosses lettre PEPSI sur l’avant et d’un immense logo sur sa dérive, il fait la tournée des capitales. Un coup d’éclat marketing qui est resté dans les esprits, mais aussi un défi technique que peu auraient osé relever.
L’appareil choisi pour cette séance de transformisme n’est autre que le Concorde F-BTSD, numéro de série 213, l’un des exemplaires les plus récents de la flotte d’Air France. À la demande de PepsiCo, la compagnie accepte de repeindre temporairement le supersonique pour accompagner le lancement d’un nouveau logo mondial. L’opération, tenue secrète jusqu’à sa révélation officielle, se déroule à Orly au début de l’année 1996. Les équipes d’Air France Industries et d’Aérospatiale travaillent plusieurs semaines à mettre au point une peinture spéciale : un bleu cobalt profond, hautement brillant, capable de supporter des températures élevées sans altération immédiate.
Mais repeindre un Concorde n’a rien d’un simple geste cosmétique. À Mach 2,02, le frottement de l’air chauffe le fuselage jusqu’à 127 °C à l’avant et près de 100 °C sur les zones médianes. Le blanc d’origine n’était pas choisi pour l’esthétique, mais pour ses propriétés thermiques réfléchissantes. Passer à une couleur sombre changeait radicalement la donne. Les ingénieurs avertissent alors Air France : avec une livrée bleue, le Concorde ne pourra voler supersonique que quelques dizaines de minutes au maximum, sous peine de voir la température de sa peau dépasser les tolérances de l’aluminium et risquer des déformations structurelles. Comme l’homme-sandwich qui déambule difficilement avec son panneau, le Concorde lui se verra freiné dans ses capacités de vol.
Conscients de ces limites, les responsables ajustent le projet : le Concorde bleu Pepsi ne franchira pas l’Atlantique, ce qui est un peu dommage pour une marque typiquement US. Il effectuera donc une série de vols médiatiques à vitesse subsonique ou à Mach 1,5 au plus, reliant Londres, Vienne, Nice, Dubaï et Paris. L’objectif était clair, bien plus communicationnel qu’aéronautique : créer l’événement, pas battre des records. Le 31 mars 1996, l’appareil décolle pour sa première présentation officielle, et en quelques jours, il devient une incontournable, photographié à chaque escale, symbole d’une alliance improbable.
Techniquement, la peinture bleue se comporte correctement durant la campagne, mais les ingénieurs notent rapidement plusieurs effets indésirables : une élévation de température plus rapide des panneaux avant, un ralentissement de la dissipation thermique sur la voilure et une légère altération du mastic de jointure sous certaines zones fortement exposées. Rien de dramatique à court terme, mais assez pour confirmer que cette livrée ne pourrait jamais être pérenne. L’avion fut donc strictement limité à des vols de démonstration et de transit.
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Le 15 avril 1996, l’expérience s’achève. Le F-BTSD retrouve sa robe blanche, soigneusement restaurée dans les ateliers d’Orly. Quelques traces de surchauffe autour des hublots et des joints furent observées, sans conséquence durable. L’avion reprendra ensuite son service régulier sur la ligne Paris–New York, jusqu’à sa mise à la retraite en 2003. Il est aujourd’hui préservé au Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, exposé en livrée Air France classique.
Ce Concorde bleu reste un épisode à part, à la croisée du marketing et de l’ingénierie. Il illustre parfaitement l’ambivalence du programme : un appareil à la fois prouesse technologique et objet de fascination culturelle. Pour quelques semaines, le symbole de la vitesse et de la perfection aérodynamique s’était transformé en vitrine publicitaire volante. Une hérésie pour certains, un chef-d’œuvre d’audace pour d’autres.
D’ailleurs la même année, Pepsi avait lancé une autre opération commerciale en lien avec l’aéronautique. Dans un spot destiné aux chaines aux consommateurs américains visant à les faire collectionner les Pepsi Points, la publicité promettait que pour sept millions de points, on pouvait s’offrir un McDonnell-Douglas AV-8B Harrier II. Ce fut une autre histoire quand un Américain crut qu’il pouvait obtenir l’avion d’attaque standard de l’US Marines Corps. Dans ce cas l’idée commercial fut aussi médiatisée, mais avec un fin moins légendaire que l’opération esthétique du Concorde.
Au-delà de l’anecdote, cet épisode révèle aussi combien le Concorde, même à la fin de sa carrière commerciale, demeurait un vecteur d’imaginaire collectif. Aucun autre avion n’aurait pu, en 1996, susciter une telle émotion visuelle ni donner autant de relief à une campagne marketing. La stratégie publicitaire de Pepsi à l’époque affirmait que Pepsi était le cola du futur, tandis que Coke était vieux et pas cool. Et si le bleu Pepsi n’a pas tenu la distance à Mach 2, il a prouvé que, même bridé dans sa vitesse, le Concorde restait inégalé dans sa capacité à faire rêver.
Pour revenir que la peinture, le choix du blanc sur le Concorde ne répondait à aucun caprice esthétique. La teinte claire était indispensable pour réfléchir la chaleur de friction accumulée à très haute vitesse. À Mach 2, la « peau » de l’avion s’allongeait de plusieurs centimètres sous l’effet de la dilatation thermique. Une peinture sombre, en absorbant le rayonnement, aurait aggravé ces contraintes et compromis l’intégrité du fuselage. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Concorde était repeint régulièrement : sa couche blanche, plus fine qu’une carrosserie automobile, devait rester parfaitement lisse et réfléchissante pour éviter toute surchauffe. Ce soin méticuleux faisait partie de la culture d’exploitation du supersonique, au même titre que la maintenance de ses moteurs Olympus ou la vérification de ses circuits hydrauliques.
Quant au F-BTSD, celui qu’on surnomma plus tard Sierra Delta, il eut une carrière exemplaire. Entré en service en juin 1978, il vola pour Air France durant un quart de siècle, totalisant plus de 12 000 heures de vol. Il participa à de nombreux vols spéciaux, notamment pour le jubilé du Concorde et plusieurs missions commémoratives. En 2003, il effectua l’un des derniers vols de la flotte française avant d’être offert au Musée de l’Air et de l’Espace. Là, il trône aujourd’hui en bonne place, non loin du prototype 001 et d’un Concorde britannique, témoignant d’une époque où le rêve de voler plus vite que le son appartenait à la vie quotidienne de quelques privilégiés. Le Sierra Delta fut sans doute le plus photographié de tous, grâce à cette parenthèse bleue unique qui, trois décennies plus tard, continue d’alimenter la légende.
Photos : Wikipédia – Reddit – DR
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4 réponses
Merci pour l’information des peintures pour la livrée, comme quoi rien n’est fait au hasard.
Y a pas à dire les Anglais font de beaux avions. Même quand des ingénieurs français s’en mêlent.
Un bel article effectivement… qui rappelle les soucis de peinture (même blanche) d’autres avions multi-soniques (XB-70 Valkyrie il me semble…)
Pour revenir à Concorde, ce serait sympa de voir d’autre livrées un peu spéciales et assez éphémères, avec celle de la Braniff, celle mi-British Airways d’un côté, Mi-Singapour Airlines…
La couleur de la peinture est importante comme…le noir du Black Bird, mais on voit mal un avion espion en blanc, heureusement que le titane était là 🙂
Merci Gaëtan pour cet article insolite, un caractéristique de ce site!
Perso, je préfère le Coca.