BFC Summerside, Canada : avant-poste de la Guerre froide

La plus petite des provinces du Canada, tant en superficie qu’en population, l’Île-du-Prince-Édouard (IPE) est surtout connue pour son caractère bucolique, ses sols et caps rouge ocre, ses longues plages et ses petits ports de pêche qui en font une destination de choix pour les vacanciers. Aujourd’hui, il est difficile de croire que ce havre de paix a joué le rôle d’avant-poste pour la traque des sous-marins soviétiques durant la Guerre Froide.

Lors d’une escapade à l’IPE en septembre dernier pour y faire du vélo et du kayak, l’aérophile incorrigible que je suis n’a pu s’empêcher de faire un petit détour vers l’Air Force Heritage Park situé à l’entrée de l’aéroport local de la petite ville de Summerside. Ce modeste parc commémoratif rappelle que cet aéroport fut jadis une base de l’Aviation royale canadienne (ARC). C’est également l’un des rares endroits où l’on peut admirer un Canadair CPL-107 Argus, un impressionnant quadrimoteur de lutte anti-sous-marine. L’existence de cette base est toutefois antérieure à la Guerre froide. 

Construite dans le cadre du Programme d’entraînement aérien du Commonwealth, l’activité du RCAF Station Summerside remonte en janvier 1941 lorsque le No. 9 Service Flying Training School commença à y former des pilotes sur monomoteurs Harvard. Face à la menace croissante des UBoote allemands, cette école déménagea en 1942 vers l’Ontario pour faire place au No. 1 General Reconnaissance School doté de bimoteurs Avro Anson. La localisation de Summerside était idéale pour former les futurs équipages du Coastal Command britannique, tout en permettant de détecter de possibles intrusions de sous-marins ennemis dans les eaux côtières. Plus de 6 000 hommes furent formés à cette école durant le conflit.  Quelques semaines après la fin de la Deuxième guerre mondiale, l’ARC décida d’y maintenir une école de navigation, mais la base fut néanmoins fermée en 1946. En 1948, elle est réactivée afin d’y accueillir le No. 1 Air Navigation School de l’ARC et d’en faire une base d’entraînement de l’OTAN. Quelques années plus tard, le No. 2 Maritime Operational Training Unit s’y  installe aussi afin de former les équipages à la lutte anti-sous-marine.

Équipage d’Avro Anson à Summerside dans les années 1940

Dès la fin des années 1940, il devenait évident que la Guerre froide avec l’URSS allait durer et que les sous-marins soviétiques constituaient une menace séreuse. À l’instar de ses alliés de l’OTAN, le Canada décida d’investir dans le renforcement de ses capacités aériennes de détection et de lutte anti-sous-marine. Acquis de la marine américaine, 125 appareils Grumann TBM-3E Avenger sont modifiés à la hâte par Fairey Aviation of Canada pour les rendre aptes à la lutte anti-sous-marine. L’aéronavale canadienne dispose alors du porte-avions HMCS Magnificent sur lequel sont embarqués ces premiers Avenger AS3, afin de remplacer ses Fairey Firefly devenus obsolètes. Les monomoteurs Avenger aux couleurs de la Marine royale canadienne (MRC) furent également déployés sur les bases de la côte Atlantique, notamment à Summerside. De son côté, l’ARC ne pouvait compter que sur sa flotte de bombardiers Lancaster MK X  de fabrication canadienne, dont un certain nombre équipés pour la patrouille maritime.

Avenger AS3 de la Marine royale canadienne survolant Peggy’s Cove en Nouvelle-Écosse
Lancaster MK X MP de l’Aviation royale canadienne

Ces moyens étant jugés insuffisants, l’ARC fait l’acquisition en 1952 d’un lot d’appareils bimoteurs Lockheed P2V-7 Neptune. Ces appareils, initialement destinés à l’US Navy dans leur livrée bleu-nuit caractéristique, équiperont les 404ème et 405ème escadrons de lutte anti-sous-marine basés à Greenwood en Nouvelle-Écosse, côté Atlantique,  et le 407ème à Comox, côté Pacifique. Aussi l’ARC détermine les spécifications d’un nouvel avion quadrimoteur de lutte anti-sous-marine à très long rayon d’action. L’entreprise Canadair est sélectionnée en 1954 et développe le CL-28 Argus. De son côté, la MRC décide de remplacer ses appareils Avenger par une centaine des bimoteurs CS2F Tracker qui seront assemblés sous licence par DeHavilland Canada. Ils seront déployés à bord de son nouvel porte-avions, le NCSM Bonaventure, ainsi qu’à la base de Greenwood.

Lockheed P2V-7 Neptune de l’Aviation royale canadienne

En 1959, l’Unité maritime d’essais et d’évaluation de l’ARC est constitué à Summerside et, en 1961, le 415ème  Escadron y fut réactivé et armé d’appareils Argus. Mis sur pied durant la Deuxième guerre mondiale, cet escadron de l’ARC avait notamment fait la chasse aux UBoote, avec des bombardiers légers Vickers Wellington, avant de passer au bombardement stratégique sur des quadrimoteurs Handley Page Halifax jusqu’à sa dissolution à la fin du conflit en Europe. Summerside devient conséquemment un tremplin pour la traque des sous-marins soviétiques, mais devient aussi la base principale de l’Atlantique pour les missions de recherche et sauvetage auxquelles l’Argus excellait aussi. Le 413ème  Escadron de transport et de sauvetage y fait d’ailleurs son nid en 1968, avec ses bimoteurs CC-115 Buffalo et hélicoptères CH-113 Labrador.

Canadair CP-107 Argus du 415ème Escadron en patrouille dans l’Arctique
DeHavilland Canada CC-115 Buffalo à Summerside
Boeing Vertol CH-113 Labrador à Summerside

Suite à la mise au rancart du NCSM Bonaventure en 1970, les appareils CP-121 Tracker furent regroupés au sein du 880ème Escadron de reconnaissance maritime et du 420ème Escadron de la réserve aérienne qui s’installent à Summerside. Leur rôle va drastiquement changer lorsqu’ils sont reconvertis pour se consacrer, à compter de 1981, au programme de contrôle de Pêches et Océans Canada en patrouillant les zones de pêche sur les Grands Bancs de Terre-Neuve celles du Banc de Georges au sud de le Nouvelle-Écosse. Afin de contrer un sérieux déclin des stocks de poissons, le Canada a établi une zone économique exclusive de 200 milles marins (370 km) autour de ses côtes durant les années 1970 et y restreint la pêche des autres pays. Munis de roquettes pour dissuader les navires intrus, les CP-121 Tracker poursuivront cette tâche jusqu’à la fermeture de la Base des forces canadiennes (BFC) Summerside en 1990.

DeHavilland Canada CP-121 Tracker

Au plus fort de la Guerre froide, les impressionnants Canadair CP-107 Argus marquèrent l’histoire de Summerside à bien des égards. Le plus tragique des évènements survenus à cet aéroport est d’ailleurs l’écrasement de l’Argus #737 le 31 mars 1977. Au cours d’une mission de patrouille, un des moteurs de l’appareil cesse de fonctionner. L’avion, avec seize membres d’équipage à bord, retourne à sa base d’attache où les conditions météorologiques se dégradent sérieusement. À l’approche de la piste, une violente rafale déporte l’avion vers la tour de contrôle. Afin d’éviter la collision, son pilote tente une manœuvre désespérée au cours de laquelle une aile de l’Argus sectionne un bimoteur Electra stationné là. L’Argus prend feu et se brise en deux lors de l’écrasement qui s’ensuit. Trois membres d’équipage meurent sur le coup, alors que quatre autres s’en extirpent miraculeusement sans blessures. Malgré l’intervention rapide du service d’incendies,  les autres souffrent de brûlures à divers degrés et quatre décéderont plus tard à l’hôpital. Les résidents de Summerside eurent un autre deuil à faire lorsque le 415ème Escadron déménagea à la BFC Greenwood en 1981, suite au remplacement de ses vénérable CP-107 Argus par des CP-140 Aurora. Aujourd’hui, difficile d’imaginer le ballet incessant des aéronefs militaires durant les années actives de la BFC Summerside, si ce n’était de l’Air Force Heritage Park, où sont exposés trois avions protagonistes de la Guerre froide, soit un CF-101 Voodoo, un CP-121 Tracker et la vedette incontestée : un CP-107 Argus aux couleurs du 415ème Escadron arborant sur sa dérive verticale son insigne, soit un espadon rouge. Dorénavant de propriété civile, l’aéroport municipal est devenu bien tranquille, ne desservant aucune liaison commerciale. Seules quelques entreprises d’entretien d’aéronefs et des avions privés bénéficient de ses longues pistes héritées de son passé militaire.

Aéroport de Summerside, Île-du-Prince-Édouard
McDonnell CF-101 Voodoo à Summerside, septembre 2016
DeHavilland Canada CP-121 Tracker à Summerside, septembre 2016
Canadair CP-107 Argus à Summerside, septembre 2016

Quelques jours plus tard, à bord de mon kayak filant sur la placide baie Cascumpec, un Beechcraft King Air de patrouille maritime aux couleurs Pêches et Océans Canada passe au-dessus de ma tête sans me prêter attention. J’aurais bien évidemment préféré voir et entendre le vrombissement du puissant CP-107 Argus dans le ciel, ou à tout le moins d’un CP-140 Aurora. Mais, sourire en coin, je me suis dit que la psychose du «Péril rouge» est bien révolue sur cette île paisible, malgré la couleur écarlate de mon kayak !

Beechcraft King Air B200 du programme de surveillance de Pêches et Océans Canada
PARTAGER
ARTICLE ÉDITÉ PAR
Marcel
Marcel
Fils d’un aviateur militaire (il est tombé dedans quand il était petit…) et biologiste qui adore voler en avion de brousse, ce rédacteur du Québec apprécie partager sa passion de l'aéronautique avec la fraternité francophone d’Avions Légendaires.
Autres Reportages : ,
Sondage

Lequel de ces avions symbolise le mieux pour vous le 90ème anniversaire de l'Armée de l'Air et de l'Espace ?

Voir les résultats

Chargement ... Chargement ...
Dernier appareil publié

Sikorsky XHJS

Pour bien des passionnés d’aviation autant que pour nombre d’historiens le jet fut la grande révolution technologique de la Seconde Guerre mondiale. C’est vrai et

Lire la suite...