Ferry Command : la genèse du pont aérien de l’Atlantique

Ce contenu est une partie du dossier thématique : Récits historiques et légendaires

À la fin des années 1930, la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis collaborent afin d’établir les premières liaisons aériennes commerciales entre l’Amérique et l’Europe. De nouveaux hydravions au long cours semblent sur le point de concrétiser ce rêve, alors que d’autres travaillent à l’avènement d’avions terrestres capables de traverser l’Atlantique en toute sécurité. Dès 1938, l’avionneur américain Douglas fait voler le prototype d’un quadrimoteur conçu à cette fin et qui deviendra le C-54 Skymaster, puis le célèbre DC-4 civil.

À l’évidence, l’île de Terre-Neuve était l’endroit tout indiqué pour servir de tremplin à ces liaisons aériennes, puisqu’au plus près des îles britanniques et du continent européen. Le Canada et la Grande-Bretagne vont donc y implanter un vaste aéroport, qui s’ajoutera à l’hydrobase de Botwood. La construction de l’aéroport de Gander débuta en 1936 et dès janvier 1938 s’y posait un premier avion en provenance du Canada. Au déclenchement de la guerre, l’aéroport de Gander était encore pratiquement inutilisé, alors que l’hydrobase de Botwood servait d’escale pour les premières liaisons commerciales vers l’Europe grâce aux célèbres clippers volants, dont l’imposant Boeing 314.

Ferry Command Botwood
Hydrobase de Botwood, Terre-Neuve
Ferry Command Gander
Aéroport de Gander, Terre-Neuve

Face à la puissance de Luftwaffe allemande, la Grande-Bretagne et ses alliés vont toutefois se tourner davantage vers le développement de leurs armées de l’air. Malgré la résistance héroïque de la RAF durant la bataille d’Angleterre, la Grande-Bretagne manque cruellement d’avions et d’aviateurs dès l’été 1940. Bien que les usines nord-américaines produisent déjà des avions pour venir en aide à l’Angleterre assiégée, la marine marchande peine à les acheminer car devenue une proie facile pour les meutes d’U-Boote allemands face au manque de moyens du Coastal Command. De plus, le transport d’avions bimoteurs et quadrimoteurs par bateau nécessite leur démontage et leur réassemblage, processus long et laborieux, sans compter le fait que peu d’avions de cette taille peuvent loger sur un navire. Enfin, le délai entre la sortie d’usine en Amérique et la livraison d’avions dans des unités opérationnelles de la RAF prend de longs mois, alors que l’Angleterre est au bord de la défaite. C’est du Canada que viendront les solutions aux problèmes de la RAF. Pour ce qui est de la formation de nouveaux pilotes et hommes d’équipage, le Canada met sur pied dès le début de 1940 l’ambitieux Programme d’entraînement aérien du Commonwealth. Pour ce qui est de la livraison d’avions, ce sera l’Atlantic Ferry Organization.

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Chaîne d’assemblage de bombardiers B-24 Liberator

Ferry Command shipping

La solution paraît aujourd’hui évidente, soit traverser les plus gros avions par la voie des airs. Elle ne l’était pas en 1940, à cause des risques élevés occasionnés par les longues distances, l’imprécision des instruments de navigation et les conditions météorologiques imprévisibles au-dessus de l’Atlantique. Dans les vingt ans suivant le premier vol entre Terre-Neuve et l’Irlande grâce à un appareil Vickers Vimy, moins d’une centaine de traversées de l’Atlantique sont réalisées avec succès, contre une cinquantaine d’échecs. La genèse de ce qui deviendra le Ferry Command de la RAF commence donc par un pari risqué du canadien Max Aitken, mieux connu sous le nom de Lord Beaverbrook, ministre responsable de la production d’avions dans le gouvernement de Winston Churchill.

Malgré l’opposition de la RAF et de ses fonctionnaires convaincus de la folie d’une telle entreprise, Lord Beaverbrook décide malgré tout d’en démonter la faisabilité. Dans le plus grand secret, il fait appel à George Woods-Humphery, ancien directeur général d’Imperial Airways, qui l’assure qu’il peut accomplir cette tâche, en autant que les aspects logistiques et administratifs puissent être assumés par une organisation de soutien. Lord Beaverbrook contacte donc son vieil ami Edward Beatty, président de l’entreprise Canadian Pacific Railways (CPR) qui venait tout juste de mettre sur pied une division de transport aérien. La tâche d’assembler les équipages nécessaires est confiée à l’australien Donald Bennett, ancien pilote de la RAF et pionnier de vols au long cours chez Imperial Airways.

Ferry Command Beaverbrook & Churchill
Lord Beaverbrook et Churchill

Situé en plein brousse à plus de 300 kilomètre au nord de St. John’s, la capitale de Terre-Neuve, l’aéroport de Gander constituait certes le point de départ logique pour la traversée de l’Atlantique mais, dû à son isolement, ne pouvait être le centre névralgique des opérations. Au mois d’août 1940, Donald Bennett débarque à Montréal et installe sa petite équipe dans les bureaux de la Gare Windsor du CPR. L’aéroport de Saint-Hubert, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, sera la plaque tournante des avions sortant des usines avant de se diriger vers Gander.

Les avions choisis pour démontrer la faisabilité de l’opération sont sept bimoteurs Lockheed Hudson. Ni l’Aviation royale canadienne, ni la RAF, n’étant disposés à fournir les équipages requis, le recrutement se fait donc auprès d’aviateurs civils canadiens et américains. Les États-Unis voulant préserver leur neutralité, du moins en apparence, un réseau clandestin de recrutement était déjà à pied d’œuvre du côté américain afin d’y recruter rapidement des instructeurs pour le lancement du Programme d’entraînement aérien du Commonwealth. Ce sont ainsi plus de 380 américains qui gagnèrent le Canada en 1940. Parmi le lot de volontaires civils canadiens et américains, Bennett sélectionna une soixantaine de pilotes parmi les plus expérimentés, attirés par l’aventure et un salaire fort attractif. Même les avions militaires américains ne pouvaient alors franchir légalement la frontière vers le Canada par la voie des airs. Afin de contourner cette restriction, les appareils traversaient la frontière tirés par des tracteurs et même des chevaux !

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Dès le 9 novembre 1940 les appareils Hudson et leurs équipages sont assemblés à Gander et reçoivent une chute de neige durant la nuit. Dans la soirée du 10 novembre, les avions décollent et douze heures plus tard, les derniers Hudson atterrissent à l’aéroport d’Aldergrove en Irlande du Nord. La journée suivante, ils sont livrés à la RAF près de Liverpool en Angleterre. Les 22 hommes d’équipage de cette première livraison viennent de  réaliser ce qui était jusque-là considéré comme suicidaire, soit une traversée de l’Atlantique Nord aussi tard en saison et de nuit de surcroît. Dès la mi-décembre, l’aéroport de Prestwick en Écosse devient le terminal de livraison et, avant la fin de 1940, 25 bombardiers Hudson avaient fait la grande traversée.

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Donald Bennet et son équipe initiale pour la traversée de l’Atlantique
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Vérifications mécaniques à Gander avant la traversée de l’Atlantique
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Aérogare de Prestwick, Écosse

En mai 1941, le contrat de gestion avec l’entreprise CPR prend fin au profit de la mise sur pied de l’Atlantic Ferry Organization (ATFERO) qui aura à sa tête le canadien C.H. « Punch » Dickins, as de la première guerre mondiale et célèbre pilote de brousse. Sous l’impulsion de « Punch » Dickins, l’AFTERO connaît une croissance rapide et organise le Service de prévisions météorologiques de l’Atlantique qui sera dirigé par le canadien Patrick McTaggart-Cowan, surnommé « McFog ».

D’un mois à l’autre, les avions acheminés vers les îles Britanniques par l’AFTERO reçoivent un nombre croissant de passagers, de courrier et de cargo essentiel comme des fournitures médicales. Ces traversées ne sont toutefois pas sans risques, comme l’illustre l’écrasement, près de Gander en février 1941, de l’appareil à bord duquel se trouve Sir Frederick Banting codécouvreur de l’insuline. Par ailleurs, le voyage de Prestwick vers Montréal prend 14 jours en moyenne, puisque le retour des équipages vers le Canada se fait par train et bateau.

Bien que jugé encore plus téméraire dû aux vents dominants défavorables, mais voulant tout de même accélérer la livraison d’avions, l’AFTERO va demander à l’entreprise British Overseas Airways Corporation (BOAC) d’instaurer un service de «Return Ferry». Après un bras de fer avec la RAF, les premiers bombardiers Consolidated B-24 Liberator livrés en Grande-Bretagne seront affectés à ce service de la BOAC qui débutera ses vols en mai 1941. Les débuts du «Return Ferry» seront endeuillés dès le mois d’août 1941 lorsque deux appareils Liberator s’écrasent en Écosse, tuant 43 membres d’équipage et passagers. Bien que permettant d’accélérer le rythme de rotation des aviateurs, ceux-ci devaient subir pendant une quinzaine d’heures les conditions spartiates des Liberator fort mal adaptés au transport de passagers. Au «Return Ferry» de la BOAC s’ajoutera, à compter de l’été 1943, le Trans Atlantic Air Service (TAAS) assumé par l’entreprise Trans-Canada Airlines (TCA) qui fera la navette entre la Grande-Bretagne et le Canada avec des Avro Lancastrian un peu plus confortables.

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Livraison d’un bombardier Liberator en Grande-Bretagne
Ferry Command BOAC
Liberator du Return Ferry de la BOAC à Montréal
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Passagers d’un Liberator du Return Ferry de la BOAC

Abandonnant son opposition initiale, la RAF s’intéressa rapidement à ce pont aérien vital et, en juillet 1941, l’AFTERO prend le nom de Ferry Command. Même sous un vernis militaire, le Ferry Command sera en fait une organisation hybride qui comptera autant de civils que de militaires. Bientôt, le Ferry Command de la RAF disposera d’un millier de personnes de soutien à Montréal et Gander, ainsi que d’environ 400 aviateurs, surtout canadiens et américains, mais aussi provenant d’autres nations du Commonwealth ainsi que de pays européens sous occupation nazie.

En septembre 1941, le Ferry Command s’installe à l’aéroport de Dorval qui vient tout juste d’ouvrir ses portes dans la banlieue Ouest de Montréal. Pour mieux former ses pilotes et navigateurs le Ferry Command met sur pied, avec l’aide de l’Aviation royale canadienne, l’Atlantic Flying School qui fera école à North Bay en Ontario et à Debert en Nouvelle-Écosse. Au No. 112 North Atlantic Wing basé à Montréal, le Ferry Command, ajoutera le No. 113 South Atlantic Wing dont la base d’opération sera à Nassau aux Bahamas. La route de l’Atlantique Sud permettra d’acheminer des avions vers l’Égypte assiégée via les Antilles, l’Amérique du Sud et l’Afrique de l’Ouest.

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Aérogare de Dorval, 1941
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Aéroport de Dorval
Ferry Command Debert NovaScotia
Appareils de l’Atlantic Flying School, Debert, Nouvelle-Écosse

Le Ferry Command connaît un tel succès qu’en 1941 les gouvernements canadien et britannique entreprennent la création d’une seconde route du Nord pour les avions à plus courte portée, comme les North American B-25 Mitchell, Martin A-30 Baltimore ainsi que Douglas DB-7 Havoc et DC-3 Dakota. On envisage même de traverser, par la voie des airs, des avions de chasse d’escorte tels que les North American P-51 Mustang et Republic P-47 Thunderbolt.

Cette nouvelle route exige toutefois la construction d’aéroports de ravitaillement au Labrador, au Groenland et en Islande. Rappelons que l’Islande, qui avait déclaré sa neutralité dès le début de la guerre, fut envahie le 10 mai 1940 par le britanniques, de peur qu’elle ne tombe aux mains des forces nazies. La Grande-Bretagne y entreprit immédiatement la construction de l’aéroport de Reykjavik. De son côté, le Canada construit en quelques mois une vaste base aérienne à Goose Bay, en pleine brousse au Labrador, qui devient opérationnelle à la fin de 1941.

Bientôt, les Boeing B-17 Flying Fortress et autres avions de l’USAF vont transiter en grand nombre par les aéroports du Ferry Command en direction de la Grande-Bretagne. L’entrée en guerre des États-Unis facilite également l’établissement de bases aériennes au Groenland, puisque ce territoire était déjà sous protectorat américain. Plus au Nord, un autre aéroport de ravitaillement est également implanté à Frobisher Bay (Iqaluit) en 1943 par les américains, avec la permission du Canada.

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Ferry Command Goose Bay 1943
Aéroport de Goose Bay, Labrador, 1943

L’année 1943 marque également une nouvelle étape pour le Ferry Command qui devient alors le 45e Groupe du Transport Command de la RAF, tout en conservant son quartier général à Dorval. Le Transport Command intègre toutes les opérations de transports de la RAF à travers le monde, le 45e Groupe gardant la responsabilité de l’Atlantique auparavant assumée par le Ferry Command. Les activités continuent à augmenter si bien, qu’en 1944, 3 726 avions sont livrés à la Grande-Bretagne à partir de Montréal, dont les premiers Avro Lancaster et de Havilland Mosquito fabriqués au Canada.  Pendant la guerre, plus de 9 000 avions sont livrés outre-mer par le Ferry Command et le 45e Groupe.

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Lancaster survolant Montréal

Bien que sa durée de vie fût brève, le Ferry Command a grandement contribué à la victoire des alliés lors de la bataille de l’Atlantique, de l’Afrique du Nord puis de l’Europe. Malgré les conditions climatiques souvent difficiles de l’Atlantique Nord, le Ferry command ne déplora la perte que d’une centaine d’appareils, témoignant de la qualité de son organisation. L’écrasement du Liberator EW148 dans un quartier ouvrier de Montréal, peu de temps après son décollage de Dorval le 25 avril 1944, reste l’un des accidents marquant le Ferry Command.

Sur les 1100 aviateurs ayant porté les insignes du Ferry Command, près de 500 – dont 200 canadiens – y perdirent la vie durant la guerre, soit le plus haut taux de mortalité de l’ensemble des commandements de la RAF. La fameuse phrase de Winston Churchill « Never in the field of human conflict was so much owed by so many to so few » (Jamais dans l’histoire des conflits tant de gens n’ont dû autant à si peu) prononcée lors de la Bataille d’Angleterre prend tout son sens pour les héros presque oubliés du Ferry Command. Un monument près de Gander à Terre-Neuve souligne la première traversée, mais les hommages ne sont pas légion.

Ferry Command MemorialFerry Command Memorial Gander

Au-delà de leur contribution cruciale à la victoire des alliés, les hommes et femmes du Ferry Command ont laissé un héritage inestimable en construisant les fondations de l’aviation civile moderne. Avant même la fin des hostilités, les puissances alliées ont convenu des règles de fonctionnement de l’aviation civile commerciale, notamment à l’égard du contrôle aérien, lors de conférences internationales tenues en 1944 et 1945 en se basant sur celles développées par le Ferry Command. Reconnaissant l’expertise unique développée à Montréal, les délégués à ces conférences internationales décidèrent d’y établir le siège du Provisional International Civil Aviation Organization (PICAO).  Aujourd’hui sous l’égide des Nations Unies, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) a toujours pignon sur rue dans la métropole québécoise.

Ferry command badge

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ARTICLE ÉDITÉ PAR
Marcel
Marcel
Fils d’un aviateur militaire (il est tombé dedans quand il était petit…) et biologiste qui adore voler en avion de brousse, ce rédacteur du Québec apprécie partager sa passion de l'aéronautique avec la fraternité francophone d’Avions Légendaires.
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