C’est un des grands mystères de l’immédiat après-guerre dans l’aviation française : à quoi a bien pu servir la quinzaine de chasseurs japonais Nakajima Ki-43-III que l’Armée de l’Air a mis en œuvre pendant quelques mois pour des missions de chasse en Indochine ? Voilà un début de réponse, en forme d’analyse des nombreux échecs sous la cocarde tricolore de celui qui demeure pourtant un des grands chasseurs terrestres de la Seconde Guerre mondiale.
Au lendemain de la totale défaite nippone dans le Pacifique, suite notamment au recours par les Américains aux deux bombes atomiques, les Français retrouvent le plein exercice de leur souveraineté sur leurs territoires coloniaux d’Indochine. Seulement voilà, dans cette région du monde comme en métropole les forces armées sont dévastées et ne peuvent s’appuyer que sur le matériel fourni aux forces françaises libres durant le conflit. L’Armée de l’Air ne fait pas exception.
Le 2 septembre 1945, l’opposant politique et résistant à la France coloniale Hô-Chi-Minh déclare l’indépendance de la république démocratique du Vietnam, avec l’appui politique des communistes chinois et militaire de Moscou. Immédiatement, Paris réagit en refusant catégoriquement. Seulement voilà les pouvoirs du gouvernement provisoire de la République Française dirigé par Charles de Gaulle sont limités par ce manque de moyens militaires. Alors en Indochine les dirigeants locaux de l’Armée de l’Air furent chargés de convaincre les Britanniques, qui cogéraient avec les Américains l’administration régionale, de les laisser utiliser une partie des aéronefs abandonnés sur place par l’aviation et la marine impériale du Japon.
Dans le collimateur des aviateurs français figurait notamment une trentaine d’avions de chasse, dont la moitié était des Nakajima Ki-43-III. Celui que les alliés avaient surnommé « Oscar » durant la guerre jouissait en effet d’une excellente réputation. Dans le même temps à Paris, on négociait avec les Britanniques la livraison en Indochine de Supermarine Spitfire Mk-IX plus récents.
Après quelques atermoiements les Britanniques acceptèrent le 26 novembre 1945 que les Français utilisent un total de dix-sept Nakajima Ki-43, dont seulement douze étaient en réel état de vol. Les autres allaient servir à la cannibalisation. Ces « Oscar » volants étaient trois Ki-43-I et neuf Ki-43III. Un treizième avion fut remis en état par les mécanos français avec l’aides de prisonniers de guerre japonais. Pas sûr que ce total de treize chasseur allait porter bonheur à l’Armée de l’Air. Les Groupes de Chasse 1/7 Provence et 2/7 Nice furent spécialement activés pour les recevoir et les mettre en œuvre.
À partir du 30 novembre 1945, les pilotes français, arrivés pour la plupart de métropole en septembre, commencent à se familiariser avec les Ki-43. Ils sont souvent surpris de l’extraordinaire maniabilité de l’avion en vol, à mettre en parallèle avec son air pataud au sol, qui se confirme au roulage. Dans le même temps deux bimoteurs légers General Aircraft ST-25 Universal sont livrés pour servir aux liaisons des deux groupes.
Ce n’est pourtant que le 9 décembre 1945 sur la « base » de Po Chen Tong, en fait un ancien pâturage reconverti en terrain d’aviation, que les premières missions de chasse commencent. Si les trois Ki-43-I ne remplissent que des missions d’entraînement, il en est tout autrement des Ki-43-III qui eux assurent des missions opérationnelles. Les deux canons de 20mm de chaque avion sont approvisionnés. L’état-major français exige alors que six chasseurs, pour les deux groupes, soient aptes à prendre les airs à la moindre alerte. Les galères ne vont pas tarder à arriver.
Lors d’un vol d’entraînement le Ki-43-I numéro 7620 est le premier à connaitre un grave accident. A l’issue de sa mission, en début d’après-midi du 12 décembre 1945, le train d’atterrissage de l’avion ne s’escamote pas. Son pilote, un jeune lieutenant de 25 ans, prend la décision de tout de même se poser sur le ventre. Il en sera bon pour une grosse frayeur et deux côtes cassées. L’avion de son côté est irréparable. Il servira désormais à la cannibalisation.
Il ne faut pas attendre pour connaitre l’accident suivant. C’est le lendemain, le 13 décembre 1945, que l’un autre Ki-43-I, numéro 7467, va avoir un destin funeste. Aux commandes d’un ancien pilote de la France libre l’avion, l’avion revient là-aussi d’une mission d’entraînement avancé quand pour une raison inconnue il pique du nez en approche de la piste, arrachant au passages quelques branches de la cime des arbres. Le Ki-43 s’écrase et se met rapidement pylône. Le pilote lui s’en sort avec plusieurs bleus mais aucune fracture, un dur à cuire. Le Nakajima est réformé et ferraillé sur place.
Deux Oscar en deux jours, ça commence à faire beaucoup. D’autant que l’état-major à Saïgon n’est au courant de rien. Comme les blessés sont plutôt légers, ils sont soignés sur place à l’infirmerie de la base. Le capitaine qui commande le GC 1/7 fait tout de même donner l’ordre au Génie d’abattre quatre hectares de forêts autour de la piste. On ne sait jamais.
Les 15 et 17 décembre 1945 deux autres avions sont accidentés, dont le second au cours d’un vol de liaison vers l’état-major de Saïgon. Cette fois les généraux en sont avisés, et la sanction ne tarde pas à tomber, dans la soirée même les Nakajima Ki-43 sont interdits de vol. À Paris pourtant on ignore tout de la situation, l’information ne remonte pas.
Le 18 décembre au soir les deux premiers avions révisés tentent de décoller pour un vol d’essais, sans résultat. Les moteurs crachent, les volets fonctionnent mal, et les avions perdent beaucoup d’huile. L’un des deux pilotes renonce à décoller tandis que le second prend les airs pour revenir quelques minutes après et se poser en catastrophe. Seule une des deux jambes de son train d’atterrissage est sortie. Son monomoteur est lui aussi immédiatement réformé. La casse du terrain de Po Chen Tong ne cesse de grossir. L’infirmerie de son côté de désemplit pas. Le lendemain, rebelote, avec à la clef un (parait-il) magnifique cheval de bois. Le pilote s’en sort miraculeusement indemne.
Le 20 décembre 1945, un seul Ki-43-I est autorisé à voler. Ça tombe bien c’est le seul Oscar encore en état. Pas pour longtemps. L’adjoint du commandant du GC 1/7 en profite pour réaliser une mission de liaisons vers Saïgon. Enfin il aimerait bien. Car à peine a t-il quitté le sol, à quelques mètres du plancher des vaches, il percute un oiseau et vient terminer sa course dans ce qui quelques jours auparavant avait été la forêt fatale au numéro 7467. L’avion est totalement en charpie, le capitaine assez grièvement blessé est évacué vers l’hôpital de Saïgon. Après inspection on se rend compte que si les hommes du Génie, accompagnés de prisonniers japonais, ont bien coupé les arbres ils ont omis de retirer les souches. Sur lesquelles l’Oscar numéro 7076 est donc venu littéralement se découper.
Le 20 décembre au soir, forcément tous les Oscar qui n’étaient déjà plus en état de vol sont interdits… de vols. Du pur Kafka. Les mécanos vont en profiter pour remettre la main au cambouis. Et là ils ont du temps. La levée des sanctions n’est prévue que pour le 28 décembre. Seulement voilà entre le 20 et le 28 décembre il y a Noël et sa veillée, et ça les mécanos ne veulent pas les rater. On les comprend.
Le 28 décembre 1945 les vols reprennent, avec officiellement quatre avions en état de vol. Là encore pas pour longtemps. Car dès son nouveau premier vol l’un des avions crève un pneu et s’enlise dans la boue. Trois jours plus tard, le matin de la saint-Sylvestre, un autre avion refuse de décoller. Le tableau de bord sent le cramé et de l’huile chaude envahit le cockpit. L’année ne finit pas bien pour les Ki-43 de l’Armée de l’Air.
Officiellement quand l’état-major demande le statut exact des avions au matin du 1er janvier 1946 des Groupes de Chasse 1/7 Provence et 2/7 Nice la réponse est de huit avions. En fait les officiers jouent sur les mots. Car l’état-major a bien demandé le statut exact des avions des deux groupes, et non uniquement des Nakajima Ki-43. Ils y intègrent donc les deux bimoteurs ST-25 Universal qui n’ont accumulé à eux deux que six heures de vol depuis leur arrivée à Po Chen Tong le 9 décembre. Les pilotes n’aiment pas ces deux avions civils américains. Bon ils n’aiment pas plus leurs Oscar, mais là ils n’ont pas le choix.
Dans le même temps à Paris on fait pression sur Londres pour obtenir au plus vite des Spitfire, sans savoir quoi que ce soit des déboires des pilotes des GC 1/7 et 2/7 sur leurs Nakajima. À Po Chen Tong l’année 1946 commence mal pour le Ki-43-III numéro 7764. Victime lui aussi d’un cheval de bois à l’atterrissage il est réformé sur le terrain. Les armuriers du GC 1/7 disposent désormais d’un nombre hallucinant de canons de 20mm et d’obus par rapport aux avions réellement disponibles.
Le 4 janvier 1946 la bonne nouvelle arrive, les Spitfire Mk-IX ont été débloqué par la Royal Air Force. Le premier d’entre-eux est livré sur la « base » le 7 janvier. Pour autant les missions des Ki-43 continuent. Et les accidents aussi. Jusqu’à fin janvier ce sont pas moins de sept accidents qui vont frapper la flotte. Un des monomoteurs réussit le tour de force d’en connaitre deux en douze jours.
Au 1er février les GC 1/7 Provence et 2/7 Nice ont enfin plus de Spitfire que de Ki-43. Seuls les monomoteurs japonais numéro 7690, 7698, 7764, et 7826 n’ont pas été réformé. tous ont cependant déjà connu au moins un incident grave. Le 7764 réussissait même à être un des avions initialement prévu pour la cannibalisation.
Le 6 février 1946 les Ki-43 numéro 7698 et 7764, en fait les seuls en état de vol, réalisent une patrouille de combat sans aucun problème. Ce sera la seule de toute l’année 1946 pour les Ki-43. Ironie du sort ce sera aussi le dernier vol des Oscar dans l’Armée de l’Air. Les Spitfire sont désormais opérationnels.
Alors plusieurs explications sont possibles pour les défauts des Ki-43. On envisagea un temps des sabotages du fait de la présence de prisonniers japonais parmi les mécaniciens, mais finalement ce ne fut jamais retenu. Alors quoi : l’usure des avions ? La mauvaise préparation des pilotes ? Les défauts dans la chaîne de commandement ? Le climat indochinois ? Oui sans doute un peu de tout ça réuni, mais aussi sûrement plein d’autres.
Soixante-dix ans après ce triste épisode de l’histoire de l’Armée de l’Air d’après-guerre on comprend mieux pourquoi aucun Nakajima Ki-43 ne figure dans les collections du musée de l’Air et de l’Espace du Bourget.
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