Si aujourd’hui l’Armée de l’Air est un modèle de gestion à la fois rigoureuse et humaine, il n’en a pas toujours été ainsi, et notamment à ses débuts. Lorsqu’elle est créée en 1934, elle hérite de plusieurs programmes initiés par l’Aéronautique Militaire Française et plus ou moins avancés. Parmi ceux-ci figure ce qui est alors une des plus grosses épine dans le pied du ministère de l’Air : le (trop) coûteux programme des trimoteurs coloniaux.
C’est en 1929 qu’émergea l’idée d’un avion de transport et de soutien opérationnel destiné aux forces coloniales françaises. En fait, il s’agissait de tirer les enseignements de l’engagement français dans le rif marocain entre 1925 et 1926 où les aviateurs français engagèrent le feu à l’aide de bombardiers monomoteurs Breguet 14. Cependant l’Aéronautique Militaire Française fut quasi incapable de fournir un appui logistique aérien à ses aviateurs.
A la même époque, les aviateurs français furent engagés au Levant dans une mission visant à mâter une révolte dans le djebel des Druzes, dans l’actuel Syrie. Là encore les bombardiers français engagèrent le combat sans réelle capacité de soutien logistique.
Il fallait donc au plus vite y remédier. En février 1930, le ministère de l’Air et le ministères des Colonies présentèrent ensemble un programme visant à l’acquisition de trente à quarante avions de transport spécialement dédiés aux opérations coloniales. Le cahier des charges prévoyait une construction métallique, un train d’atterrissage classique fixe, une aile haute, et surtout une configuration trimoteur avec des moteurs en étoiles d’une puissance allant de 220 à 350 chevaux l’unité. Plusieurs constructeurs se mirent sur les rangs : Bernard, Bloch, Dewoitine, Lorraine-Hanriot, Nieuport-Delage, Potez, Romano, et la SPCA.
Le contrat était tellement souple que les avionneurs n’étaient pas limités à un avion mais pouvaient en présenter plusieurs. Certains furent conçus ab-initio tandis que d’autres étaient des modifications d’appareils existant déjà, souvent des machines civiles.
Les deux ministères ayant une telle latitude dans le développement de l’avion qu’il demandèrent que pour chaque appareil proposé un prototype soit assemblé. Le tout se faisant bien entendu aux frais des contribuables français dans la plus totale opacité. D’autant qu’en coulisse les tractations se faisaient surtout à la Chambre des Députés.
Potez 400/402
Le premier avion à être présenté fut le Potez 400 qui vola dès décembre 1930. En fait ce gros trimoteur était déjà en cours d’assemblage sous la désignation de Potez 40 quand le programme fut lancé. Il fut essayé avec Salmson 9Ab de 230 chevaux chacun mais démontra des qualités insuffisantes. Renvoyé en atelier, il troqua ses moteurs d’origines pour des Lorraine Algol de 300 chevaux, et changea de ce fait sa désignation pour Potez 402. Mais là non plus, il n’intéressa par les militaires. Il fut ferraillé. Potez développa en parallèle les Potez 401 et 403 destinés aux compagnies aériennes, respectivement métropolitaine et coloniales.
Bernard 160/161
Le deuxième à être essayé par l’Aéronautique Militaire Française fut le Bernard 160 qui vola en avril 1932 avec des moteurs Gnome & Rhône 7Kb de 300 chevaux chacun. À la différence du Potez 400 celui-ci avait été spécialement conçu pour le programme, ainsi que son « petit frère », le Bernard 161 doté de moteurs Lorraine Algol 9Na de 300 chevaux également. Si le premier était destiné aux climats tropicaux, qu’on rencontrait alors en Afrique Équatoriale Française, en Afrique Occidentale Française, et en Indochine ; le second quand à lui était destiné aux climats plus secs du Maghreb et du Levant. Malgré cette innovation incontestable ni le Bernard 160 ni le 161 ne fut commandé en série et ils finirent eux-aussi à la ferraille.
Bloch MB-71
À la même époque que le Bernard 160 vola le Bloch MB-71. Directement dérivé de l’avion postal MB-60, il avait la particularité de pouvoir être doté d’un armement défensif sous la forme d’une mitrailleuse annulaire installé sur le toit de l’avion, à l’arrière de l’aile. Lui aussi vola en avril 1932 avec des moteurs Lorraine Algol 9Na de 300 chevaux. Mais le Bloch MB-71 ne fut pas plus retenu par les ministères. Il retourna aux ateliers Bloch et servit par la suite de prototype pour le MB-120.
Nieuport-Delage NiD-590
En juin 1932, vola pour la première fois le surprenant Nieuport-Delage NiD-590. Doté lui aussi des classiques Lorraine Algol 9Na de 300 chevaux, cet avion était sûrement le plus mal conçu de toutes les machines essayées durant ce programme. Non seulement le poste de pilotage s’emplissait de fumées à chaque démarrage des moteurs mais en plus le poste de tirs que les ingénieurs avaient pensé à le doter ne tournait que sur un azimut de 105°. Malgré ces deux gros défauts deux prototypes furent construits, et ferraillés en 1934.
Dewoitine D-430
En octobre 1932, ce fut au tour du décevant Dewoitine D-430. Tout chez cet avion, doté de trois Lorraine Algol 9Na de 300 chevaux laissait à supposer que jamais il ne serait adapté à sa mission rustique. D’ailleurs il fut écarté très rapidement de la compétition. Pourtant l’Aéronautique Militaire Française l’accepta au service dès le début de l’année 1933, mais comme avion de liaisons et de transport de personnels. Il fut notamment l’avion personnel du Président de la République Albert Lebrun d’avril 1934 à juin 1936.
Romano R-6/R-60
En décembre 1932, ce fut au tour du Romano R-6 de prendre les airs. avec des moteurs Gnome & Rhône 7Kb de 300 chevaux chacun. Non armé, à la différence notamment des NiD-590 et MB-71 le R-6 intéressa rapidement l’Aéronautique Militaire Française en raison de sa manœuvrabilité et du confort (tout relatif) dont pouvaient bénéficier ses huit passagers. Cependant en avril 1933 le prototype s’écrasa.
Un second fut construit, légèrement rallongé sous la désignation de Romano R-60. S’il ne fut pas non plus sélectionné comme avion colonial le R-60 demeura, à l’instar du D-430 en service sous la cocarde française : il fut utilisé de septembre 1933 à août 1936 comme avion d’évacuation sanitaire par les soldats et aviateurs français basés en Tunisie.
Lorraine-Hanriot LH-70
L’avant-dernier à réaliser son premier vol fut le Lorraine-Hanriot LH-70, il était aussi le plus gros des avions essayés. Doté également des Lorraine Algol 9Na de 300 chevaux, le LH-70 démontra dès son premier vol en mars 1933 des qualités de vol exécrables. Ce trimoteur semblait trembler de partout. Si bien que ses essais ne durèrent que quelques semaines et à l’été 1933, il avait déjà succombé aux mâchoires de la broyeuse.
SPCA 90
Le dernier à prendre les airs fut le SPCA 90. Conçu par la méconnue Société Provençale de Constructions Aéronautiques cet avion vola en janvier 1934. De facture très classique, il était le plus puissamment motorisé avec ses trois Gnome & Rhône 7Kd de 350 chevaux chacun. Lui non plus ne satisfit pas les généraux et fonctionnaires coloniaux français. Cependant il connut également une carrière limitée comme avion de liaisons ministérielles depuis le terrain d’aviation francilien de Villacoublay. Il s’écrasa finalement à l’atterrissage lors d’une mission dans le nord du Maroc en juin 1939.
En fait le programme des trimoteurs coloniaux était devenu un tel gouffre financier qu’en septembre 1934 les généraux de l’Armée de l’Air décidèrent de stopper net ce programme sans autre forme de procès. Au final seuls les Dewoitine D-430, Romano R-60, et SPCA 90 connurent une carrière militaire, certes marginale, mais opérationnelle.
Trois avions de transport construits à l’unité, pour un programme qui à l’époque avait dépassé les deux millions et demi de francs, une somme colossale dans les années 1930 (équivalent de 150 millions d’euros aujourd’hui)
Ironie de l’histoire, le Bloch MB-71 donna naissance au MB-120 qui fut acquis par l’Armée de l’Air au travers d’un autre contrat, plus classique celui-ci. Or le MB-120 fut principalement utilisé comme avion de transport militaire… colonial. Trois MB-120 servirent même durant la Seconde Guerre mondiale sous la cocarde à croix de Lorraine des Forces Aériennes Françaises Libres.
S’il a été presque oublié par les années le scandale des avions coloniaux fut retentissant au milieu des années 1930, à une époque où beaucoup s’interrogeaient déjà sur la pertinence pour la France de demeurer une puissance coloniale après ses défaites militaires africaines des années 1920. L’émergence d’une élite intellectuelle anti-coloniale était alors flagrante.
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