À l’époque où l’aviation soviétique espionnait l’US Navy

Voilà une partie pour le moins méconnue de l’histoire de la guerre froide. Entre les années 1953 et 1989 l’aviation militaire soviétique eut comme mission de poursuivre les flottes de la marine américaine, non pas pour les couler mais juste pour les espionner. Ces survols furent aussi l’occasion de quelques mémorables interceptions de la part de l’aéronavale américaine, sans pour autant qu’elles n’occasionnent la moindre perte humaine quelque soit le camp.

Bombardier soviétique et porte-avions américain, un cliché de la guerre froide.
Bombardier soviétique et porte-avions américain, un cliché de la guerre froide.

En 1953, les dirigeants soviétiques durent se rendre à l’évidence : jamais leurs avions ne pourraient survoler aisément le territoire continental des États-Unis, notamment en raison de l’efficacité du maillage de défense aérienne de l’US Air Force. La doctrine d’emploi de l’espionnage aéroporté venait d’en prendre un sérieux coup. C’est alors que germa en eux une idée toute simple.

Si les Soviétiques ne pouvaient pas survoler le territoire américain, même au départ de leurs bases cubaines, ils devaient être capables de suivre pas à pas les évolutions des puissantes flottes de l’US Navy, et surtout celles articulées autour d’un porte-avions. Il leur fallait donc un moyen naval. On pensa d’abord à des sous-marins espions, mais chacun savait que les porte-avions américains étaient accompagnés de frégates anti-sous-marines voire de submersibles. La traque se serait rapidement transformé en jeu du chat et de la souris. Or les Soviétiques voulaient pouvoir espionner leurs ennemis en toute quiétude. Une aberration nous sommes bien d’accord.

Ils eurent alors l’idée de mutualiser des moyens navals et aériens. Sur les eaux des petits bâtiments aux allures de navires civils devaient patrouiller plusieurs milles en arrière des flottes américaines et les écouter. Aux besoins ils transmettraient des informations à des équipages d’avions militaires qui eux pourraient venir « renifler » de plus près l’action américaine.
Le concept des célèbres chalutiers russes était né.

Désormais ces faux bateaux de pèche, mais vrais espions flottants, allaient sillonner tous les océans et toutes les mers du globe. Bien entendu les porte-avions américains allaient avoir les leurs, mais aussi les bâtiments similaires australiens, britanniques, canadiens, français, néerlandais, et j’en passe. Pendant la guerre froide les porte-avions étaient moins rares qu’aujourd’hui. L’industrie navale soviétique fonctionnait à plein régime.

Dans le même temps les écoles de pilotage aéronautique soviétique commencèrent à former les pilotes à des manœuvres de survol maritime à basse et très basse altitude. Il s’agissait pour eux alors de voler sous la limite basse de couverture des radars de défense aérienne des navires américains. En 1954 les quelques avions AWACS n’accompagnaient pas les porte-avions et les vieux Grumman TBM-3W Avenger étaient notoirement connus pour ne pas couvrir les vols au ras des flots.

Même le gros Tu-126 espionnait la marine américaine.
Même le gros Tu-126 espionnait la marine américaine.

Cependant les services de renseignement soviétique ignoraient quasiment tout des capacités réelles des « nouveaux » Douglas AD-3W et AD-4W Skyraider, pour le coup de véritables AWACS embarqués. Les AD-4W avaient en effet été développés pour pouvoir détecter les missiles antinavires qui fonçaient au ras de l’eau, c’est à dire au niveau de la ligne de flottaison des navires.

Dès 1955-1958 les premières interceptions d’avions espions soviétiques se multiplièrent. Les Avenger et Skyraider radars repéraient les avions de reconnaissance ennemis, et la chasse les raccompagnait gentiment à plusieurs dizaines de kilomètres des flottes américaines. Dans le même temps les chalutiers russes étaient brouillés ou alors ne recevaient que ce que la CIA autorisait la marine américaine à leur transmettre. On rejouait alors l’arroseur arrosé.

Bear contre Crusader, c'est pas gagné pour l'équipage soviétique.
Bear contre Crusader, c’est pas gagné pour l’équipage soviétique.

On aurait pu croire que l’expérience se serait arrêtée là ? En fait non malgré tout les Soviétiques continuèrent. Durant toute la période des années 1960 à la fin des années 1980 les chalutiers espions suivaient les porte-avions américains et transmettaient aux avions de reconnaissance les données qui leur permettraient de survoler leurs cibles. Avec plus ou moins de bonheur, reconnaissons-le.

Tandis que les Américains amélioraient leurs moyens de détections aéroportées, d’abord avec le Grumman WF Tracer puis avec le E-2 Hawkeye, les Soviétiques évoluaient dans leurs moyens de contre-mesures électroniques, plutôt pour le coup à destination de la chasse embarquée.
Assez étrangement durant toute la guerre froide c’est quasiment avec les deux mêmes types d’avions que l’aviation soviétique espionna la marine américaine : les Tupolev Tu-16 Badger et Tu-95 Bear. Bien évidemment d’autres modèles étaient utilisés, mais beaucoup moins fréquemment que ces deux là.

Bear contre Tomcat, c'est toujours pas gagné pour les Soviétiques.
Bear contre Tomcat, c’est toujours pas gagné pour les Soviétiques.

Au final quand l’URSS s’est désagrégée au tout début des années 1990 les vols d’espionnage aérien se sont forcément arrêté, la toute jeune Russie avait alors d’autres chats à fouetter que de s’occuper des mouvements (biens connus) des navires de guerres américains. Ce n’est que récemment que ces missions semblent avoir reprises du poil de la bête avec le climat de guerre froide instillé par l’actuel maître du Kremlin.
Par contre je ne suis pas sûr que les chalutiers russes soient en mesure de reprendre la mer de sitôt.

Photos © San Diego Air & Space Museum.

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ARTICLE ÉDITÉ PAR
Arnaud
Arnaud
Passionné d'aviation tant civile que militaire depuis ma plus tendre enfance, j'essaye sans arrêt de me confronter à de nouveaux défis afin d'accroitre mes connaissances dans ce domaine. Grand amateur de coups de gueules, de bonnes bouffes, et de soirées entre amis.
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Commentaires

8 réponses

  1. Ça me rappelle une conversation dans un film que les amateurs d’aviation connaissent forcément:
    – « Chalutier russe! »
    – « Que fait-il dans ces eaux? »
    – « Oh… très peu de pêche! »

    1. Dans le cas des Américains c’est différent, ils espionnaient tout en URSS. Même le territoire soviétique était survolé, notamment par les Martin RB-57 et Lockheed U-2.

    2. J’aimerai beaucoup voir des photos d’appareils occidentaux accompagnés par des chasseurs soviétiques. Honnêtement j’en ai pas trouvé des masses, c’est dommage, ça donnerait encore plus d’exotisme!

  2. La marine américaine a commis plusieurs opérations audacieuses comme envoyer leurs sous-marins nucléaires marauder à fable distance de certains ports soviétiques comme l’USS Drum (SSN-677) qui s’est introduit en avril 1981 à l’entrée du port de Vladivostock! Référence Guerre et & Histoire no 5. Je me souviens également que vos « crouze » F-8E(FN) étaient habitués à réagir à de telles incursions!

  3. Non de dieu Iceman Hollywood décollée,Maverick sur le pont en couverture!! C’était la bonne époque 😉

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