Si ce n’était de la canicule et des cigales qui chantent à coeur joie, on pourrait croire à un poisson d’avril ! Or, il n’en est rien. Fruit de l’imagination de l’excentrique anglais Geoffrey Pyke, le projet de construire un porte-avions constitué essentiellement de glace peut sembler aujourd’hui farfelu, mais fut sérieusement considéré durant la Seconde Guerre mondiale.
Durant les premières années du conflit, la Grande-Bretagne fut confrontée à un défi existentiel. Elle a certes remporté la Bataille d’Angleterre, mais les meutes de UBoote coulent les navires d’approvisionnement provenant du Canada plus vite qu’ils ne peuvent êtres remplacés. La Bataille de l’Atlantique fait rage et Winston Churchill dira que la seule chose qui l’empêchait de dormir la nuit était les sous-marins allemands. Patrouiller une étendue maritime aussi vaste présentait tout un défi, d’autant plus que les avions de lutte anti-sous-marine initialement en service avaient une autonomie insuffisante pour couvrir la zone baptisée le « Trou noir de l’Atlantique ».

En 1942, Geoffrey Pyke présente son projet au Commodore Louis Mountbatten. Pyke propose un énorme porte-avions construit non pas avec de l’acier, un matériau stratégique fort en demande, mais en pykrete. Plus résistant que le béton, ce matériau est composé de 15 % de pâte de bois mélangé à 85 % d’eau. Congelés dans des moules, les blocs de diverses formes sont par la suite assemblés à froid. Les fibres de bois renforcent la glace, tout en retardant grandement sa fonte. La légende veut que Mountbatten, enthousiasmé par ce projet, se rendit à la résidence de Winston Churchill avec un bloc de pykrete et le fit flotter dans une baignoire remplie d’eau chaude pendant des heures. Il faut dire que Churchill lui-même avait déjà évoqué l’idée d’utiliser des icebergs se détachant du Groenland pour les aménager en porte-avions. Il donna donc son feu vert à la poursuite du projet.
L’idée a de quoi séduire. Pouvant résister aux torpilles ennemies et insensible aux mines magnétiques, le gigantesque porte-avions de glace envisagé vise à accueillir environ 150 avions, bombardiers et chasseurs confondus. Sa faiblesse réside dans sa mobilité réduite. Pour déplacer ce colosse, vingt-six moteurs électriques sont prévus, lui permettant à peine dix nœuds de vitesse. Toutefois, il s’agissait de positionner ce mammouth en Atlantique Nord, dans le fameux Trou noir de l’Atlantique. Afin de valider le concept, au début de 1943 une équipe de chercheurs fut déployée dans le plus grand secret au lac Patricia dans le Parc national de Jasper en Alberta. Les essais sur modèle réduit sont concluants, mais on se rend compte que la tâche d’assembler le porte-avions grandeur nature sera colossale. Deux emplacements de construction sont envisagés: soit Baie-Comeau dans l’estuaire du Saint-Laurent et Corner Brook à Terre-Neuve où sont déjà implantées des usines papetières et qui bénéficient d’hivers froids.

Lors de la première Conférence de Québec, tenue en août 1943, le Premier ministre canadien Mackenzie King reçoit Winston Churchill et Franklin Roosevelt. Les priorités pour le déroulement de la guerre y sont discutés, notamment le début de la planification de l’Opération Overlord. Un accord secret entre la Grande-Bretagne et les États-Unis visant à intégrer le programme nucléaire britannique au projet Manhattan est également signé à cette occasion. Sentant sans doute l’intérêt pour le projet Habakkuk décliner, Mountbatten fit transporter deux blocs de glace dans une salle de conférence du château Frontenac. Lors d’une pause, il dégaina son pistolet et tira sur le premier bloc constitué uniquement d’eau. Celui-ci éclata. Répétant la démonstration sur le deuxième bloc constitué de pykrete, la balle ricocha simplement.
Bien que convainquant, l’exercice qui aurait pu blesser l’un des témoins, n’eut pas l’effet escompté. Il faut dire que le Portugal, jusque là pays neutre, accepta en 1943 que les Alliés puissent déployer une base d’opération aux îles Açores. Cela permit de réduire grandement la superficie du Trou noir de l’Atlantique. Aussi, l’utilisation croissante des petits porte-avions d’escorte, ainsi que des avions de lutte anti-sous-marine Consolidated B-24 VLR (Very Long Range), avaient déjà en quelque sorte « bouché le trou » et scellé le sort du projet Habakkuk. Seules des illustrations fantaisistes, des croquis techniques et des photos d’archive sur les expériences menées au lac Patricia subsistent aujourd’hui sur ce projet pour le moins insolite… et rafraîchissant !
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2 réponses
Merci Marcel pour cet article très intéressant.
J’avais déjà lu l’intention d’installer des aérodromes temporaires sur de gros icebergs à la dérive (je ne sais pas si ce fut fait) mais vouloir construire un tel navire glacé, c’est culoté !
J’ai quand même un doute sur sa stabilité lors de la fonte qui, même lente, était inévitable.
Merci pour cet article. C’est une découverte pour ma part ; un projet incroyable. Comme quoi, les périodes de guerres poussent les belligérants à explorer des voies impensables autrement. C’est encore le cas aujourd’hui pour les drones avec le conflit en Ukraine.