L’histoire aéronautique internationale est parsemée de scandales plus ou moins retentissants comme celui des avions renifleurs en France dans le courant des années 1970. Si on remonte un peu plus loin, on tombe sur une affaire toute aussi étonnante, qui allait même se payer le luxe de dégrader un peu plus les relations diplomatiques déjà tendue entre la jeune Allemagne nazie et le Royaume-Uni. Il s’agit du scandale lié à l’achat par Rolls-Royce d’un avion de transport léger Heinkel He-70 neuf.
Tout commença fin 1934 quand les ingénieurs de chez Rolls-Royce émirent une requête officielle pour disposer d’un nouvel avion destiné aux essais en vol des moteurs d’avion. À cette époque, les appareils employés pour ce type de missions étaient deux bombardiers léger Hawker Hart et un antique chasseur Gloster Grebe, trois biplans totalement dépassés pour ce type de vols. Le cahier des charges émis est très particulier : monoplan, fuselage aérodynamique, cockpit fermé, train d’atterrissage escamotable, et volets de bord de fuite. Autant dire que le nouvel avion doit être ultramoderne. Seul inconvénient, cet avion n’existait alors pas en Grande Bretagne.

Assez logiquement les autorités britanniques commencent à prospecter vers les deux grands pays alliés : les États-Unis et la France. Et là encore aucun avion n’arriva à satisfaire les ingénieurs du motoriste. Une proposition fut bien faite pour acquérir un avion postal Lockheed L-8 Sirius mais cet appareil américain n’apparaissait pas comme satisfaisant, en particulier en raison de son train fixe caréné. L’Air Ministry commença donc à lorgner sur les avions en développement en Allemagne.
Un avion attira immédiatement l’attention des spécialistes de l’aviation civile britannique, le Heinkel He-70. Destiné au transport léger de passagers et aux vols postaux pour le compte de la Lufthansa cet élégant monomoteur était depuis son premier vol dans le collimateur des services de renseignement britanniques et français qui le soupçonnaient d’être en réalité un bombardier léger rapide déguisé. Aussi le puissant MI6 et la Royal Air Force émirent un avis favorable à l’acquisition de l’avion allemand. Dans l’esprit des espions de Sa Majesté, les pilotes militaires auraient ainsi la possibilité de tester un avion nazi, potentiellement un avion ennemi.
Une commande officielle fut passée en septembre 1935 pour un exemplaire de la série He-70D de transport léger. Les dirigeants de Rolls-Royce expliquèrent la motivation de leur décision. Cependant, ils se heurtèrent à une étonnante réaction des autorités nazies. Bien qu’elles acceptèrent la commande, elle expliquèrent que le motoriste BMW refusait d’exporter vers la Grande Bretagne son moteur à douze cylindres en V de 630 chevaux, celui qui équipait alors les He-70 de première série civile.
Après quelques atermoiements un accord fut trouvé. Rolls-Royce devait expédier deux de ses moteurs Kestrel. L’un servirait pour les premiers essais statiques et l’autre pour les deux premiers essais en vol qui devaient, selon le contrat, se dérouler sur la piste de l’usine de Warnemünde dans le nord est de l’Allemagne.
Les deux moteurs furent expédiés par bateau et arrivèrent sur place au mois de juillet 1936. Immédiatement le second moteur fut monté sur l’avion, qui avait pourtant déjà reçu son immatriculation britannique G-ADZF. Et c’est ainsi qu’en Allemagne débuta les essais en vol d’un avion britannique. Dans le plus grand secret le premier moteur fut totalement démonté… et recopié. À tel point même que BMW se paya le luxe de produire six faux Kestrel afin de les tester sur plusieurs avions alors en cours de développement en Allemagne : les chasseurs Heinkel He-113 et Messerschmitt Bf 109, ainsi que les bombardiers Junkers Ju 86 et Ju 87.

Dans le même temps au Royaume Uni les ingénieurs de Rolls-Royce mais aussi les experts financiers commençaient à sérieusement s’impatienter. En effet, deux mois après l’arrivée des deux Kestrel en Allemagne aucun « premier vol » n’était censé avoir eu lieu sur le He-70D. L’ambassadeur allemand à Londres était quasi quotidiennement pressé de s’expliquer. Il se retrancha derrière le fait qu’il s’agissait d’un simple désaccord commercial entre deux parties. Au siège du MI6 les agents de renseignement britanniques commençaient à flairer le mauvais coup. Ils firent pression pour que le motoriste demande à pouvoir envoyer à Warnemünde plusieurs de ses ingénieurs afin qu’ils assistent au premier vol de leur futur avion. Acculés les responsables de Heinkel acceptèrent. Et à la mi-septembre 1936 six Britanniques firent le déplacement jusqu’en Allemagne. Deux d’entre eux étaient de faux ingénieurs, mais de vrais espions. Comme prévu le monoplan Heinkel réalisa son premier vol sans encombre. Les six « ingénieurs » rentrèrent chez eux, bredouilles.
Le « second vol » eut lieu quelques jours plus tard. Dans les faits, il s’agissait du septième vol du Kestrel monté sur He-70. Cependant quelques jours auparavant les techniciens allemands avaient déposé le moteur Rolls-Royce et l’avaient monté sur un autre He-70, flambant neuf celui-ci. Il s’agissait alors d’un He-70G.
Pour expliquer les différences entre ces deux versions les responsables allemands racontèrent qu’il s’agissait d’une compensation commerciale afin de s’excuser du retard pris dans la livraison. En fait les techniciens de Heinkel avaient prélevé le premier He-70 civil qui leur était tombé sous la main. Son numéro de série était le 1692.

Convoyé par les airs par deux pilotes allemands, le Heinkel He-70 arriva en Angleterre en octobre 1936. À l’époque la nature militaire de l’avion ne faisait plus aucun doute dans l’esprit des décideurs britanniques.
À l’initiative du MI6, il fut décidé de démonter le Kestrel. Les ingénieurs britanniques établirent que l’avion avait bel et bien six heures de vol, convoyage compris, lors de son atterrissage. Ils furent plus intrigués par le moteur. Certaines de ses pièces étaient anormalement usées et le moteur perdait de l’huile d’à peu près partout. Ils découvrirent alors le pot aux roses. En fait ce moteur cumulait plus de cent vingt heures de fonctionnement, sans pouvoir savoir le nombre exact en vol. Quand au second moteur, il ne fut jamais rendu, il est censé avoir été détruit lors d’un test au début de la phase d’essais. Réalité ou mensonge, on ne saura sans doute jamais.
Fort de son immatriculation G-ADZF l’avion reçut la désignation officielle de Heinkel He-70G-1, le seul au monde. Il vola durant plus de dix ans permettant de tester et de valider nombre de moteurs Rolls-Royce, avant de stopper son activité quelques mois seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il fut remplacé par un chasseur de reconnaissance Supermarine Spitfire FR Mk-XIV, excusez du peu.
Après cela le He-70G-1 fut conservé dans les réserves du musée aéronautique de Hendon en grande banlieue londonienne.
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