Les Flieger Kanadier en Allemagne : d’ennemis à amis

L’année 2018 marque deux anniversaires qui méritent d’être soulignés. Il y a 65 ans, la 1ère Division de l’Aviation royale canadienne (ARC) s’installait en France et en Allemagne de l’Ouest. Il faudra attendre 1993 avant que les Flieger Kanadier (aviateurs canadiens) fassent leurs adieux à leurs amis allemands. Durant ces quatre décennies, l’évolution technologique de l’aviation militaire fut phénoménale. On peut en dire autant de la reconstruction de l’Europe d’après-guerre.

La paix tant espérée après le carnage de la Deuxième guerre mondiale s’est malheureusement rapidement transformée en guerre froide initiée par l’URSS, en 1948, lors du blocus de Berlin. Face à la menace expansionniste du bloc soviétique, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)  fut mise sur pied. Parmi ses douze membres fondateurs, le Canada sera rapidement sollicité pour renforcer la défense aérienne de l’Europe de l’Ouest. En réponse, 300 chasseurs Canadair CL-13 Sabre de l’Aviation royale canadienne (ARC) répartis en 12 escadrons sont rapidement déployés en quatre escadres. Les escadres No. 1 et 2 s’établissent respectivement sur les bases de Marville et de Grostenquin en France, alors que les escadres No. 3 et 4 s’installent sur les aérodromes de Zweibrücken (Deux-Ponts) et Baden‑Söllingen en Allemagne de l’Ouest. Au plus fort de ce déploiement, ce sont plus de 3 500 militaires de l’ARC, accompagnés de leurs conjoint(e)s et enfants, qui vivront en Europe.

Dès 1951, 48 chasseurs CL-13 Sabre avaient rejoint la base de North Luffenham, en Angleterre, suite à leur traversée de l’Atlantique à bord du porte-avions canadien NCSM Magnificent (CVL 21). Ils furent stationnés là en attendant que la construction des bases devant les accueillir sur le continent soit suffisamment avancée.

Magnificent (CVL 21) avec sa cargaison de Canadair CL-13 Sabre

La traversée des CL-13 Sabre par bateau s’avérant laborieuse, on décida d’emprunter la route aérienne de convoyage de l’Atlantique Nord établie durant la Seconde Guerre mondiale par le Ferry Command. Partant de Goose Bay au Labrador ou de Gander à Terre Neuve, les avions faisaient escale au Groenland, en Islande, puis en Écosse avant de se poser à destination. Sous le nom de code «Leap Frog»( saut de grenouille), l’opération permettra de livrer onze escadrons de chasseurs CL-13 Sabre en Europe entre 1952 et 1953. Le personnel d’entretien suivait à bord d’appareils Canadair CL-2 North Star. Le dernier convoyage eut lieu au début de 1955, quand la 1ère Escadre de chasse quitta l’Angleterre, pour prendre ses quartiers à Marville en France, à coté de Montmédy (Meuse).

Canadair CL-2 North Star et chasseurs CL-13 Sabre en partance pour l’Europe
Canadair CL-13 Sabre en escale au Groenland

En mars 1953, la base de Zweibrücken (Deux-Ponts) reçoit ainsi trois escadrons de CL-13 Sabre et Baden‑Söllingen accueille les siens en septembre 1953. Considérés comme l’un des meilleurs chasseurs de l’époque, les CL-13 Sabre déployés en Europe par l’ARC sont constamment renouvelés dès que des modèles plus évolués sortent des chaînes de production de Canadair.

Canadair CL-13 Sabre sous la neige à Baden‑Söllingen

La défense aérienne de l’Allemagne de l’Ouest était entièrement assumée par les membres de l’OTAN, puisque la Luftwaffe avait été dissoute en 1946. Cela changea à compter de 1955, lorsque l’Allemagne de l’Ouest devint membre de l’OTAN. Renaissant de ses cendres en 1956, la Luftwaffe fut réactivée. Les premiers avions de combat sélectionnés pour équiper la nouvelle armée de l’air furent le chasseur-bombardier Republic F-84F Thunderstreak, ainsi que le chasseur Canadair CL-13 Sabre. La Luftwaffe commanda 225 exemplaires du CL-13 Mk.6 et l’ARC lui céda 75 CL-13 Mk.5. Le Canada accepta aussi de former 360 pilotes de chasse dans le cadre de reconstruction de la Luftwaffe. Parmi les «nouvelles recrues» , on retrouvait nombre de vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, comme c’était d’ailleurs le cas parmi les pilotes de chasse canadiens. L’ironie du sort voulu donc que d’anciens ennemis deviennent des collègues, puis amis, dans le cadre de ce programme de formation.

En 1956, afin de pallier la pénurie de chasseurs tout-temps en Europe déplorée par l’OTAN, l’ARC répondit en remplaçant quatre escadrons de CL-13 Sabre par un nombre équivalent dotés d’appareils Avro Canada CF-100 Canuck. Ils furent convoyés par la voie des airs, lors de l’opération «Nimble Bat» (chauve-souris agile) en 1956-57, de même que la cinquantaine de CF-100 Canuck destinés à la Force aérienne belge. Pendant un certain temps, le CF-100 fut le seul intercepteur de l’OTAN en Europe capable d’opérer dans des conditions zéro visibilité.

Avro Canada CF-100 Canuck survolant Zweibrücken

En accord avec la doctrine de «guerre nucléaire limitée» préconisée par l’OTAN, le Canada décide en 1959 de changer drastiquement la mission de l’ARC en Europe. Délaissant les CL-13 Sabre et CF-100 Canuck, ils seront remplacés à compter de 1962 par de nouveaux Canadair CF-104 Starfifghter. Véritables fusées avec des moignons d’ailes, les CF-104 déployés en Europe assumeront jusqu’en 1971 des missions de reconnaissance et de frappe nucléaire tactique. Le Canada ayant toujours refusé de se doter de l’arme nucléaire, en cas de conflit les CF-104  auraient emporté des bombes américaines. Heureusement, les pilotes canadiens n’eurent jamais besoin d’y recourir. Ils s’entraînaient toutefois assidûment aux manœuvres d’attaque à très basse altitude, survolant le sol à moins de 35 mètres à des vitesses parfois supersoniques. Dû à la témérité de ces vols en rase-mottes, dans un avion qui avait la mauvaise réputation de «faiseur de veuves», ces pilotes furent surnommés «Crazy Canucks». L’arrivée des CF-104 en Europe concorda avec la réduction de nombre d’escadrons déployés par l’ARC qui passèrent de douze à huit.

Canadair CF-104 Starfifghter de la base Baden‑Söllingen

En 1963, la France annonça à l’OTAN que toutes les armes nucléaires présentes sur son territoire devaient être sous son contrôle. Cette position étant inacceptable pour le Canada et les États-Unis, il en résulta la fermeture de la base canadienne à Grostenquin et le transfert de ses deux escadrons de CF-104 vers les bases de Zweibrücken et Baden‑Söllingen en Allemagne de l’Ouest. Les deux escadrons de CF-104 stationnés à Marville en France se limitèrent à des missions de reconnaissance. En 1966, la France indiqua qu’elle se retirait du commandement unifié de l’OTAN et que toutes les unités étrangères sur son territoire devaient passer sous son commandement, sachant fort bien que cela équivaudrait à les expulser. La base canadienne de Marville ferma de ce fait en 1967 et ses deux escadrons de CF-104 furent relocalisés à la nouvelle base de Lahr en Allemagne. Auparavant connue comme la Base Aérienne 139 de l’Armée de l’air française, elle fut abandonnée par les militaires français conséquemment au retrait de la France de l’OTAN.

Canadair CF-104 Starfifghter avec son pod de reconnaissance, en approche de la piste à Lahr

Ayant déjà réduit ses effectifs en Europe, l’ARC cessait ses activités en 1969 à la base de Zweibrücken qui fut cédée à la 16th Air Force de l’USAF. En 1970, l’ARC regroupa ses derniers escadrons de CF-104 à Baden‑Söllingen. La base de Lahr étant dorénavant occupée uniquement par l’Armée canadienne, seul l’Escadron 444 tactique d’hélicoptères, doté d’appareils Bell CH-136 Kiowa, y demeura.

Bell CH-136 Kiowa déployé en Allemagne

Aussi, l’ARC ayant abandonné la mission de reconnaissance et de frappe nucléaire en 1971, les CF-104 furent reconvertis pour l’appui aérien rapproché des troupes terrestres. Entre 1984 et 1986, les CF-104 de Baden‑Söllingen firent place au nouveau chasseur multi-rôles de l’ARC, le McDonnell Douglas CF-188 Hornet. Dû à sa polyvalence, le CF-188 Hornet servit aussi bien à la défense aérienne qu’à l’appui aérien rapproché des troupes au sol.

McDonnell Douglas CF-188 Hornet et château des Hohenzollern à Baden-Wuerttemberg

La chute du mur de Berlin en 1989, et la désintégration subséquente du bloc soviétique, annonçait la fin de du déploiement de l’ARC en Allemagne. Le Canada ferma sa base de Baden‑Söllingen en 1993 et celle de Lahr en 1994. Ainsi prenait fin, il y a 25 ans, le plus long déploiement de l’ARC à l’étranger.

Dernier McDonnell Douglas CF-188 Hornet quittant définitivement son abri de la base Baden‑Söllingen

Loin d’être perçue par les Allemands de l’Ouest comme une force d’occupation, la présence des militaires canadiens sur leur territoire durant cette période était plutôt rassurante face à l’ours russe qui soufflait à leur porte. C’est sans doute pourquoi l’accueil fut des plus chaleureux pour les aviateurs canadiens et leurs familles. Je peux en témoigner car, gamin, j’ai vécu le grand déménagement de Marville vers Lahr.

Bien que ne disposant plus de base permanente sur le vieux continent, cela ne signifie pas la fin de l’engagement de l’ARC en Europe. En plus d’exercices de l’OTAN menés conjointement, notamment en Corse, des CF-188 Hornet arborant la cocarde canadienne sont déployés en rotation pour protéger la souveraineté de nouveaux membres de l’OTAN comme la Pologne et la Roumanie. D’anciens adversaires de la guerre froide deviennent ainsi de nouveaux amis !

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ARTICLE ÉDITÉ PAR
Marcel
Marcel
Fils d’un aviateur militaire (il est tombé dedans quand il était petit…) et biologiste qui adore voler en avion de brousse, ce rédacteur du Québec apprécie partager sa passion de l'aéronautique avec la fraternité francophone d’Avions Légendaires.
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Commentaires

3 réponses

  1. Encore une fois voilà un excellent texte fort bien écrit et fort bien documenté et de fait a ce qui a trait a l’Aviation Royal Canadienne qui avouons le est fort peut documenté ici même au Canada, du loin du côté francophone et c’est bien dommages !.

    Bref je dit Bravo …

  2. Bonjour,
    J’ai vécu 4 belles années comme crewchief avec les F84 a Florennes au 2em Wing on avais aussi deux T33 Shooting Star ( F80 modifiés en training ) maintenant au Canada cela fait partie des meilleures années de ma vie.
    Merci a vous pour votre travail fantastique
    Clement

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